Baudelaire déclare : « Manet n’a jamais vu de Goya. Manet n’a jamais vu de Greco. On lui a tant parlé de ses pastiches de Goya que maintenant il cherche à voir des Goya. Il est vrai qu’il a vu des Velázquez, je ne sais où. » « Manet/Velázquez », l’exposition du Musée d’Orsay consacrée à la manière espagnole au XIXe siècle, semble démontrer que Manet, dans ses premières toiles, succombait à la mode des espagnolades de son temps. Baudelaire se trompe-t-il ? Déforme-t-il la vérité pour justifier Manet ? Est-ce amoindrir l’auteur du Guitarero et du Torero mort que d’en faire l’émule du peintre des Ménines, du Goya des Caprices ou du Greco ?
En organisant « Manet/Velázquez », le but du Musée d’Orsay n’est évidemment pas
d’encenser deux grands maîtres incontestés, ni même de marquer symboliquement le passage d’Henri Loyrette, longtemps directeur de l’établissement, subtil connaisseur de Manet et de Degas, à la tête du Louvre – où il manque toujours, d’ailleurs, un « bon Velázquez » –, l’exposition avait été décidée avant sa nomination. En réalité, le Musée d’Orsay prend des risques. Premier péril, sous couvert de confronter Velázquez à Manet, aligner, comme à Rocroi en 1643, Espagnols contre Français, et fabriquer une sorte de bataille « Zurbarán/Théodule Ribot », pis encore, une exposition d’où le public sortira convaincu que Théodule Ribot, malgré tout, ça ne vaut pas Zurbarán : l’histoire de l’art n’aura guère progressé. Second écueil, plus meurtrier : concevoir une exposition « bête », centrée sur la notion d’influence, qui conduit aux pires platitudes. L’« influence » de Velázquez sur Manet n’explique rien du génie de Manet. Que cela soit clair dans tous les esprits avant de franchir le seuil de la première salle. Manet, quand il peint Le Bar aux Folies Bergère, qui ne doit rien à l’Espagne, reste lui-même. Quand il copie la Réunion de treize personnages, en peinture et en gravure, il fait des chefs-d’œuvre : qu’importe si le tableau qu’il croyait, comme tout le monde à l’époque, être de Velázquez n’est que d’un petit maître oublié. L’« influence » sur lui de cet imitateur mineur de Velázquez a été immense, plus importante que celle de Velázquez lui-même. Une vraie malédiction : pour le Torero mort, il s’inspire aussi d’un grand « Velázquez » de l’époque, aujourd’hui attribué à un artiste napolitain, quand il copie à l’eau-forte le Philippe IV toujours prétendument de Velázquez, c’est en fait la copie d’atelier conservée aujourd’hui au Musée Goya de Castres. Quand il grave L’Infante Marie-Marguerite, le « chef-d’œuvre du Louvre », c’est encore une copie, qui décorait le cabinet des bains d’Anne d’Autriche. Aucun des grands Velázquez dont Manet s’inspira n’était dû à l’Espagnol : ils devaient tout au regard que Manet et ses contemporains portaient sur eux. En revanche, si
l’« influence » des Espagnols, des moines et des natures mortes de Zurbarán fut décisive sur le bon Théodule Ribot, elle ne l’éleva jamais bien haut au-dessus de lui-même. Avec ou sans Velázquez, Manet reste Manet – ses Ex libris le proclament avec une astuce latine de potache
« Manet et manebit », il reste et il restera ; malgré tous les Zurbarán authentiques ou supposés, Théodule Ribot reste Théodule Ribot. Comme il est peu probable que la confrontation Ribot/Zurbarán tourne à l’avantage du premier, ce qui serait un événement, un coup de tonnerre dont bien des collectionneurs se réjouiraient, si l’exposition se borne à démontrer ces quelques vérités de bon sens, elle ne prouvera pas grand-chose.
Baudelaire avait bien prévu toutes ces possibles lectures réductrices et avait désamorcé la bombe dès 1863. Dans une lettre, il proclame qu’il ne croit pas en l’influence des Espagnols sur Manet : « M. Manet n’a jamais vu de Goya. M. Manet n’a jamais vu de Greco. (...) M. Manet, à l’époque où nous jouissions de ce merveilleux musée espagnol que la stupide République française, dans son respect abusif de la propriété, a rendu aux princes d’Orléans, M. Manet était un enfant et servait à bord d’un navire. On lui a tant parlé de ses pastiches de Goya que maintenant il cherche à voir des Goya. Il est vrai qu’il a vu des Velázquez, je ne sais où. » La célèbre collection espagnole du roi Louis-Philippe, à laquelle Baudelaire fait allusion, avait été montrée au public de 1838 à 1848. Rendue au souverain déchu parce qu’il l’avait acquise sur sa cassette privée, elle fut dispersée en vente publique à Londres en 1853, privant le Louvre d’un ensemble remarquable de toiles ibériques, lacune toujours criante aujourd’hui. Il est certain que la culture de Manet en matière de peinture espagnole n’était pas grande. La culotte noire de Mlle V... en costume d’espada, un des tableaux refusés de 1863, ne venait pas de Goya, mais du loueur de costumes et d’accessoires pour bals masqués de la rue Saint-Marc. Baudelaire compare la rencontre de Manet avec les maîtres espagnols à sa propre confrontation avec les textes d’Edgar Poe : « On m’accuse, moi, d’imiter Edgar Poe ! Savez-vous pourquoi j’ai si patiemment traduit Poe ? Parce qu’il me ressemblait. La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases pensées par moi (...) » L’exposition, avec une finesse d’analyse que Baudelaire n’eut pas désavouée, retrace donc l’histoire de ce miroir espagnol, dans lequel, « avec épouvante et ravissement », les artistes français du XIXe siècle se reconnurent. D’Espagne, où il se trouve enfin en 1865, Manet écrit son émerveillement à Baudelaire :
« J’espère à mon retour mettre sur la toile l’aspect brillant, papillotant et en même temps dramatique de la corrida à laquelle j’ai assisté. » Ce sera le Combat de taureaux de 1865-1966 (Chicago, Art Institute), l’un des tableaux les plus lumineux de l’exposition, avec les ombres qui se dessinent sur l’arène. La parenté avec les gravures de la Tauromachie de Goya, que Manet à cette date possédait probablement chez lui avec la suite des Désastres de la guerre, n’en est pas moins forte. L’Espagne est ici à la fois un souvenir vécu, une réalité, mais surtout un langage appris chez le grand Espagnol mort à Bordeaux en 1828.
Le premier critique français à avoir découvert le Musée de Madrid – le futur Prado a été créé en 1819 –, c’est Prosper Mérimée, dans un article publié en 1831 dans la revue L’Artiste,
la célèbre revue de combat des années romantiques, qui n’en est alors qu’à ses premières livraisons. Au premier rang de ses engouements, Velázquez : « J’ai admiré la vérité de sa manière », écrit le futur auteur de Carmen, bien avant le célèbre « j’ai fait ce que j’ai vu » de Manet. Ce que les Français vont chercher en Espagne, c’est à la fois un avant-goût de l’Orient et de ses couleurs, un exotisme à portée de calèche, des attitudes fortes et des costumes chamarrés, et, paradoxalement, la vérité en peinture, le réalisme des mendiants picaresques de Murillo, le choc du noir pur et du blanc – contre l’idéalisation italienne, la tendre manière du Corrège, qui, à la même époque, ravissait Stendhal. Et cette « vérité » espagnole, on la trouve aussi bien dans le portrait du général Prim de Regnault, avec son cheval « pris à l’écurie princière de Velázquez », selon le critique Jules Claretie, qui caracole au Salon de 1869, que dans la Signora Adela Guerrero réinventée par Courbet en 1851 ou Le Samaritain ténébreux que Ribot expose en 1870. L’Espagne fournit aux artistes un langage nouveau, un vocabulaire qui s’accorde bien avec le souci de rénover la peinture par des emprunts au monde réel. Qu’importe si cette réalité ne correspond pas vraiment à celle de l’Espagne de 1860, si elle est rêvée à travers le filtre des toiles des musées, si les Français vont chercher une vérité au-delà des Pyrénées qui est celle des peintres qu’ils ont vus à Paris ou qu’ils connaissent par la gravure. L’Espagne de Manet est comme celle de Mérimée : réduite déjà à l’état de clichés avant qu’une escapade ne permette d’effectuer sur place quelques vérifications. Mérimée, marqué à vie par son premier séjour madrilène de 1830, se presse de décrire une Espagne de pacotille dans Carmen en 1845 – ce qui l’intéresse, à cette date, ce n’est plus l’Espagne mais la peinture de la passion meurtrière, qui est universelle – pour aller en dépenser les droits d’auteur dans le « pays de l’amour ». Après Carmen, Mérimée apprend le russe et ne rêve que des tableaux de Saint-Pétersbourg. Au retour de son voyage, Manet abandonna, à quelques exceptions près, sa manière espagnole : comme s’il avait compris, dans les musées de Madrid, devant d’incontestables Velázquez, qu’il devait trouver la vérité dans Paris, dans la rue, au café-concert, dans son atelier même, pour être le Velázquez de son temps et pas un « Velázquez 1860 ». Et si l’Espagne, celle des gitanes torrides, des toreros rebaptisés toréadors pour que cela « sonne » castillan, des moines encapuchonnés dans leurs bures et des oignons dans des plats en terre plongés dans la pénombre, n’avait été qu’un fantasme franco-français ?
Elle se propose de montrer l’abandon progressif des règles de l’académisme au XIXe siècle à travers la fascination qu’a éprouvé Manet pour ses aînés espagnols, notamment Velázquez, lors de son voyage à Madrid en 1865. Elle est donc consacrée pour un tiers à la manière espagnole de Manet, avant et après son voyage en Espagne, mais aussi aux œuvres de ses contemporains et amis et à quelques peintures espagnoles admirées des peintres du XIXe siècle français : notamment Goya, qui inspira Delacroix, puis Manet.
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Edouard Manet l’art et la manière espagnols
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Abonnez-vous dès 1 €- " Manet-Velázquez, La manière espagnole au XIXe siècle ", Musée d’Orsay, salles d’expositions temporaires, quai Anatole France, 75007 Paris, www.musee-orsay.fr Du 17 septembre au 5 janvier 2003. Horaires : tous les jours sauf le lundi de 10h à 18h, le jeudi de 10h à 21h45 et le dimanche de 9h à 18h.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°539 du 1 septembre 2002, avec le titre suivant : Edouard Manet l’art et la manière espagnols