Pointe d’argent, crayon noir, détrempe, aquarelle, gouache, encre, gravure sur métal, burin, eau forte, xylographie, etc., tout au long de sa vie Albrecht Dürer a consacré aux arts graphiques une attention toute particulière. Si son œuvre en ce domaine occupe une place de premier choix, c’est grâce à la facilité de circulation des travaux sur papier qui favorisa la diffusion de l’art allemand.
Le premier voyage de Dürer en Italie (1495) est tout autant l’occasion pour lui de faire la découverte de la nature, que d’exécuter de très nombreuses aquarelles des vues de villes (ill. 11) et des paysages des Alpes qu’il traverse, comme cette Vue d’Innsbruck ou cette célèbre Vue du Val d’Arco d’une étonnante précision de détails. Autant ses premières œuvres d’avant l’Italie sont dans un style encore un peu compassé, autant les Alpes libèrent l’artiste du carcan des règles de l’école. Dürer fait alors preuve de toutes les audaces : la couleur n’est plus maintenue, il y a un souci nouveau du détail, ses vues planantes anticipent sur la conception romantique du paysage. Si certains de ces dessins lui servent d’arrière-plan pour ses tableaux et sont pour lui une façon d’actualiser les scènes religieuses qu’il exécute parallèlement, la plupart d’entre eux n’existent que pour eux-mêmes. Toute sa vie, Dürer s’attachera ainsi à représenter des motifs simples utilisant l’aquarelle et la gouache de façon très moderne à force d’esquisses et de premiers jets ou au contraire d’un travail d’une minutie extrême. Son fameux Lièvre de 1502, à l’œil vif et aux oreilles dressées, en est une superbe illustration. Il en va de même de sa célèbre Grande Touffe d’herbe (1503), comme portée à hauteur du regard dans un plan rapproché qui la monumentalise, ou bien encore de cette magnifique corneille bleue de 1512, qu’il figure sur le dos, gorge et ventre offerts, ou qu’il n’en dessine qu’une aile déployée dans une symphonie de couleurs chatoyantes (ill. 1). Chaque fois, s’exercent un sens extrême de l’observation, quasi scientifique, et une liberté d’exécution qui font de ses dessins autre chose que la plate représentation du réel. Les nombreux portraits de marchands qu’il réalise à la pointe d’argent à partir de 1520, dans la foulée de son voyage aux Pays-Bas, témoignent, par-delà l’éminent talent à fixer une physionomie, d’une nécessité à transposer son sujet sur le plan idéal de l’art. Quant à cette vision de rêve, intitulée Le Déluge, datée 1525, dont il dit lui-même qu’à son apparition il en fut effrayé, elle condense dans une image étonnamment moderne tout le drame d’une Allemagne alors traversée par les guerres paysannes. Elle est l’image d’un nouveau déluge marquant la fin du monde.
La gravure comme moyen de propagande
Si Dürer est le premier artiste allemand dont la réputation a franchi, de son vivant, les frontières de sa patrie, c’est grâce essentiellement à ses gravures. D’aucuns considèrent d’ailleurs qu’il est avant tout un grand graveur tant son œuvre en cette matière est diverse et inventive. Très tôt recherchée, imitée, voire falsifiée, elle présente une richesse thématique qui se révèle soit par l’étendue des sujets qui ont retenu l’attention du maître, soit par l’abondance des implications culturelles liées à la situation particulière de l’auteur, ouvert autant au monde gothique allemand qu’à celui de la Renaissance italienne.
Dès son retour d’Italie, l’artiste multiplie les gravures sur cuivre et sur bois, élevant notamment la xylographie au niveau d’un art autonome. En une prodigieuse série de quinze planches, Dürer projette ainsi sur bois les figures des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse (1497-1498), dessinant en surface son motif en de subtiles variations de gris et jouant des noirs et des blancs comme s’il s’agissait de couleurs. Par la suite, il grave ses cuivres les plus célèbres, réunissant invention et composition, science technique et habileté manuelle, fondant en une très nouvelle unité la tradition nordique et les enseignements tirés de l’exemple des Italiens. Sa série d’Adam et Ève (ill. 2), de 1504, dont les figures sont représentées sous les traits d’Apollon et de Diane dans un paysage de bois gothique allemand, sont manifestes d’une humanité moderne presque divine. D’une pensée humaniste nouvelle. Mêlant tour à tour les sujets – portraits de marchands, scènes populaires, images sacrées et figures mythologiques –, l’œuvre gravée de Dürer trouve son apothéose dans trois chefs-d’œuvre absolus : Le Cavalier, la Mort et le Démon (1513), Saint Jérôme dans son atelier et La Mélancolie (1514, ill. 10). Ordinairement considéré comme un triptyque, cet ensemble illustrerait l’image de l’âme de l’artiste, multiforme et complexe, la ferveur de l’acte créateur et l’inutilité ultime de la création elle-même. C’est dire leur charge symbolique et le choix qu’a fait l’artiste de confier à la gravure le fruit de ses réflexions. S’inscrit en contrepoint le Livre d’heures de Maximilien, un recueil qu’il réalisa pour l’empereur avant que celui-ci ne meure. Un ouvrage davantage contingent, voire anecdotique, porté par un souci de narration qui souligne la liberté de l’artiste.
Dürer, le grand réformateur
Outre ses autoportraits (ill. 6 à 8), dont les puissantes figures s’imposent d’emblée au regard, l’œuvre picturale de Dürer demeure moins familière que son œuvre graphique. Elle n’en reste pas moins tout aussi essentielle, tant en nombre – tout au long de sa vie, l’artiste a exécuté quelque deux cents peintures – qu’en qualité – celles-ci ont très tôt forcé la reconnaissance de ses pairs. Le voyage que fait Dürer en Italie en 1495 n’est pas innocent de son envie de se confronter aux modèles d’une Renaissance. Il a très vite compris que ces enjeux spirituels et artistiques ne pouvaient que le concerner. S’il fut frappé par l’interprétation que les artistes italiens donnaient au corps humain et par la capacité expressive de leurs œuvres dont il s’appliqua à décliner des variations – Mantegna, Pollaiolo, Bellini… –, il mesura surtout combien la perspective permit à la géométrie de devenir un moyen pictural. Fort de cette expérience et d’un très vif intérêt pour les sciences, la musique et la mythologie classique, Albrecht Dürer développa plus de trente ans durant une œuvre peinte faite pour l’essentiel de portraits et de sujets religieux.
Dürer a tout juste vingt-cinq ans quand il trouve dans le prince électeur Frédéric le Sage son premier mécène. Il en brosse alors un portrait d’une vérité crue qui en dit long sur le caractère autoritaire de son modèle. Celui qu’il fait de son père l’année suivante, en 1497, est au contraire tout en douceur filiale comme pour faire valoir la diversité de ses capacités d’expression et dont témoigne l’abondante galerie de portraits de grands bourgeois qu’il nous a laissés. Du Polyptyque de la Vierge aux sept douleurs, qu’il exécute vers 1500 pour la chapelle du château de Frédéric le Sage à Wittenberg, aux Quatre Apôtres dont il fait don au conseil de sa ville en 1526, il y a dans la démarche de l’artiste une pensée religieuse qui épouse son temps. Les tableaux religieux de Dürer sont tout d’abord et principalement l’occasion de véritables enjeux de composition. Il en est ainsi de sa magistrale Fête du Rosaire, commande en 1506 de la colonie allemande vénitienne après son second voyage en Italie, tout comme de son Adoration de la Sainte Trinité qui lui est commandée en 1511 par le riche négociant Matthäus Landauer. Par suite, l’artiste qui entre au service de l’empereur Maximilien et qui occupe dans sa ville une position de notable va épouser peu à peu les thèses de Luther. Ses Quatre Apôtres, exécutés dans la foulée de la séparation de l’Église romaine et de la proclamation du protestantisme comme religion officielle, s’imposent alors comme le vecteur d’une profession de foi et ils constituent également le testament de sa créativité.
À fortiori l’Autoportrait à la veste de fourrure (ill. 8) que Dürer a brossé en 1500, dans cet incroyable parallèle avec la figure du Christ, devient emblématique de la prise de conscience de sa tâche : la réforme de l’art allemand. S’il y va d’une audacieuse glorification de soi-même, le désir d’objectivité et de mesure de Dürer n’en est pas moins prégnant. Ses traits ne sont pas idéalisés, son regard est intérieur, le geste qu’il fait pour maintenir le col de son manteau semble être saisi sur le vif. Bref, tout y est pensé comme si le peintre ne cherchait qu’à fixer ses traits de sorte qu’en lui la nature, l’esprit humain et l’art se développent simultanément en harmonie.
1471. Naissance à Nuremberg (Allemagne) où il passera presque toute sa vie. Son père, orfèvre, lui enseigne le métier, ce qui explique sa dextérité dansle maniement du burin. 1486. Apprenti dans l’atelier du peintre Michel Wolgemut. 1490. Voyage de compagnonnage pendant 4 ans, notamment à Strasbourg et Bâle. 1494. Se marie avec Agnès Frey. Dürer fera plusieurs portraits de sa femme. Il ouvre un atelier de gravure sur bois. 1495. 1er séjour à Venise. Il s’imprègne du réalisme de la Renaissance italienne et se libère du gothique. 1498. Séries de planches gravées sur bois de l’Apocalypse. 1505. Deuxième séjour de 2 ans en Italie dont Venise, cette fois en maître reconnu. 1507. Diptyque peint d’Adam et Ève. Témoigne de ses préoccupations pour le corps humain. 1512. Entre au service de l’empereur Maximilien comme graveur de livres. 1520. Voyage avec sa femme aux Pays-Bas. Dès lors il se consacrera surtout aux portraits. 1527. Publication d’un traité sur les fortifications. À l’image de Léonard de Vinci, Dürer s’intéresse à tous les domaines, y compris l’urbanisme. 1528. Il meurt le 6 avril à Nuremberg à l’âge de 57 ans. Dürer incarne à lui seul le moment classique allemand entre le gothique et le maniérisme.
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Dürer, le trait souverain
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Abonnez-vous dès 1 €« Dürer. Chefs-d’œuvre de l’Albertina » a lieu du 8 mars au 29 mai, tous les jours sauf le lundi de 9 h à 19 h. Tarif : 9 euros. MADRID, musée du Prado, paseo del Prado, tél. 00 34 91 330 28 00, www.museoprado.mcu.es
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°568 du 1 avril 2005, avec le titre suivant : Dürer