Les manifestations qui, de Saint-Idesbald à Huy en passant par Bruxelles, rendent hommage à Delvaux permettent de voir et de revoir nombre d’œuvres célèbres. Elles offrent aussi la possibilité de découvrir un Delvaux plus rare : celui des carnets de croquis et des aquarelles.
L’univers secret de Delvaux ne figure sur les grandes toiles que sous une forme théâtralisée et mortifère. Là, tout n’est que luxe, calme et volupté. La rétrospective des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique offre, sur des murs aux couleurs assurées, le panorama d’un monde fantastique. Le peintre officie en maître de cérémonie sûr de lui et de ses visions. Tout est réglé, jusqu’à l’utilisation calculée des mêmes figures et des mêmes attitudes en des scènes différentes. Il gère au plus près son bestiaire surnaturel ; la lourdeur menace tandis que la rhétorique s’enlise. À travers ses peintures, Delvaux ne cherche-t-il pas à arrêter le mouvement qui suscite et provoque son imagination ? D’où peut-être ce désir de nuit – même si les objets restent éclairés comme en plein jour –, ou cette affirmation du classicisme – même si les certitudes et les formules sont niées par l’ensemble. La représentation devient pour lui une forme de pétrification. Celle-ci semble nécessaire pour dire quelque chose, pour raconter un univers menacé de disparition tant il dépend de l’imagination. Mais d’où vient ce monde et comment s’est-il mis en place ?
La question mérite d’être posée tant l’œuvre de Delvaux apparaît constituée dans ces grandes toiles maîtrisées. Les monographies et études qui lui ont été consacrées, dont la plus importante reste à ce jour celle de Jacques Sojcher publiée en 1991 au Cercle d’Art, se sont toujours arrêtées au monde peint de l’artiste. La rétrospective ainsi que le réaménagement de la Fondation Delvaux à Saint-Idesbald ou l’exposition "Delvaux et le pays mosan" élargissent les perspectives et permettent de voyager à l’intérieur d’une œuvre qui, à l’enseigne de Jules Verne, se veut exploratoire. Comme le signale Philippe Roberts-Jones dans son étude consacrée aux croquis dans le catalogue des Musées royaux des Beaux-Arts, "un carnet de croquis est un agenda artistique". En 1976, Delvaux, conscient de la valeur de ces journaux de bord de sa vie d’artiste, en lègue 57 à l’État belge. Le don couvre presque intégralement les années 1916 à 1974. L’ensemble sera réparti entre la Bibliothèque royale et les Musées royaux des Beaux-Arts. Leur présentation aujourd’hui constitue un événement. Qu’y découvre-t-on ? D’abord un univers tâtonnant et un artiste qui se cherche. Sa Gare du Luxembourg de 1922 trahit l’importance que prennent alors les dessins de Seurat récemment remis au goût du jour. Delvaux joue de l’estompage et n’affirme jamais trop nettement le trait. La saisie du monde extérieur est déterminante. L’artiste saisit ce qui l’entoure avec une jubilation de plus en plus évidente. Le trait suit le mouvement et apparaît plus appuyé, comme s’il s’agissait de dire plus nettement ce qui l’obsède. Il découvre ainsi dans le dessin une capacité à nommer les choses, vues et bientôt imaginées. S’installe ainsi dans le close up intimiste du carnet un dialogue sensible entre l’artiste et son œuvre. L’expressivité y relève de l’urgence et de la nécessité. Delvaux note ce dont le regard s’empare et chaque note appelle ses remarques.
Gares, femmes et squelettes
Peu à peu, la main revient vers ce qui obsède l’esprit. Gares, femmes et squelettes se font plus présents. D’une page à une autre, telle figure opère un retour et telle architecture apparaît immuable. Si l’univers imaginaire du peintre consiste en une phrase donnée à voir, les carnets de croquis sont autant de lieux de passage qui assistent à l’éclosion de son vocabulaire. Delvaux y évolue du songe au travail, de l’œuvre à la rêverie. Telle page jette dans l’instant l’amorce d’une recherche, telle autre met au carré poses et gestes d’une composition pour ainsi dire achevée. Mieux vaudrait dire arrêtée.
Le va-et-vient incessant qui conduit du croquis au tableau et de la toile au papier traduit l’engagement frénétique de l’artiste dans son œuvre, en même temps que la gestation nécessaire à toute œuvre poétique dense. Si l’univers fantasmagorique du "Musée Spitzner" n’investira l’œuvre peint qu’en 1943, il est déjà présent dans un carnet daté de 1932. Il donne une résonance morbide au regard concupiscent qui embrasse la femme nue présente dans un cahier de 1930. Delvaux travaille par glissements et analogies. Les rencontres ne sont jamais fortuites. Elles témoignent d’un désir d’expressivité dans la simplicité des moyens inhérents au dessin. Si le croquis tient de la note, la formulation relève de l’aquarelle. Celle-ci a partie liée avec le croquis tant elle partage avec lui la même spontanéité. Il convient toutefois de nuancer : la rapidité ne relève pas ici du regard qui appréhende la réalité ou de l’imaginaire qui éclôt là où on ne l’attendait guère. Le fugace tient de l’exécution. L’idée formulée, il faut que le geste l’emporte. Sans doute faut-il y voir la crainte qu’éprouvait Delvaux face au métier qui seul domine lorsque le peintre n’a plus rien à exprimer. Craignant que le métier ne l’emporte sur la sensation, il s’attachait à traduire le plus vite possible sa vision, c’est-à-dire ce qu’il nommait, lors d’un entretien avec Renilde Hammacher, "la réalité du tableau". L’image découvre ainsi une raison propre qui ignore le jaillissement et ses marges, nécessairement inachevées. Fidèle à sa conception théâtrale, Delvaux a joué de l’illusion que confère la peinture par opposition à l’aquarelle et de celle-ci par contraste avec celle-là. Faut-il voir dans la fluidité de l’aquarelle une évidence dont l’artiste jouerait comme d’un leurre ? Sans doute. Mais il reste que l’aquarelle introduit dans sa recherche une matérialité qui accompagne le dessin jusqu’à en devenir un allié substantiel. L’eau – dont le symbolisme de Delvaux fait peu de cas – joue un rôle unique entre la tache et la coulée dans ces points magiques où le papier absorbe la couleur, la boit et s’en repaît jusqu’à la digérer. S’il joue du geste et de ses tracés, il devient lui-même le jouet de ces passages sensuels où la couleur s’épanche en flaques crépusculaires. L’incertitude des expérimentations l’emporte sur la narration objective des choses et des figures. Delvaux est alors pleinement peintre, et l’instant devient sensation et plaisir.
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Du temps perdu au temps retrouvé
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°38 du 16 mai 1997, avec le titre suivant : Du temps perdu au temps retrouvé