À l’occasion d’une exposition monographique au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, Gillian Wearing rompt avec son image étriquée de témoin privilégié de la société britannique. La mémoire et la dépendance sont autant de thèmes traités dans un parcours aussi fascinant que douloureux.
PARIS - Un couple sort d’une voiture, la femme hurle, se convulse, deux autres personnages arrivent, aident le mari à relever son épouse, ouvrent la porte et la ramènent chez elle. À moins que l’homme, excédé, n’ait laissé sa compagne hystérique au sol, comme le propose une des cinq séquences suivantes d’I love you, un film réalisé en 1999 par Gillian Wearing. En multipliant les versions et les entrecoupant d’un long plan fixe identique sur une rue déserte, l’artiste ne laisse qu’une seule certitude au spectateur : celle d’une femme hurlant à mort “I love you”. Le dispositif laisse le sentiment d’une action rêvée, aussi violente que brève. “Lorsqu’en 1996, j’ai assisté à cette scène de la fenêtre d’un appartement, j’ai eu le sentiment d’un “déjà-vu”, de revivre un événement de mon enfance, explique Gillian Wearing. J’ai travaillé avec ce mélange d’un souvenir qui reste incertain, hormis cette phrase forte que tout le monde comprend.”
Avec son exposition au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, l’artiste, lauréate du Turner Prize en 1997, semble rompre avec son image de témoin privilégié des non-dits de la société britannique. Un rôle controversé qui est rappelé ici par Trauma (2000) : une vidéo où, sous couvert de masques mal ajustés, des personnes viennent raconter incestes et autres horreurs de leur enfance. Pareille somme peut parfois lorgner vers un défouloir télévisuel estampillé Mireille Dumas, mais le glissement est rapidement estompé par un autre masque, celui arboré par Gillian Wearing dans un récent autoportrait photographique. Moulage de son propre visage, il en gomme tous les traits et la dépossède de son identité. C’est “une façon d’interroger ma relation avec mon travail et ceux qui y figurent”, estime cette dernière. Une conscience nécessaire pour passer les écueils du voyeurisme de Drunk (1999), un triptyque vidéo prenant pour sujet un groupe d’alcooliques.
Cantonnés sur un écran, occupant les trois, ou se répondant d’un bord à l’autre, ces personnages évoluent devant les panneaux blancs d’un studio, où, entre deux états comateux, les bagarres succèdent aux plaisanteries. Un flottement douloureux, loin du style documentaire, mais aussi de l’inttention première de l’artiste : “l’idée initiale était de recréer une peinture de Brueghel en incluant ces personnages par l’intermédiaire d’effets spéciaux, raconte-t-elle. Avec ce fond blanc, je voulais ôter toute référence à un environnement direct. Le lieu où les gens boivent n’a pas d’importance, ils ne choisissent pas. Je souhaitais juste capturer avec intensité ce geste.” Réduites au montage à une vingtaine de minutes, les images ont été tournées en deux ans. Un délai nécessaire pour obtenir une inattention totale des protagonistes face à la caméra. “Lorsque j’ai commencé, en 1997, les premières séances étaient plus mouvementées, il y avait de la bagarre, des rires, des comportements stéréotypés. La caméra n’est jamais oubliée mais, à la fin, elle ne compte plus”, ajoute Gillian Wearing. Renforcé par les séquences choisies, l’effet obtenu est décrit par l’intéressée comme “une sorte de retour au début du cinéma”. Faute d’espace, la pièce ne produit toutefois pas le sentiment de présence obtenu quelques mois auparavant dans un accrochage à la Serpentine Gallery de Londres. Mais elle est, pour la première fois, montrée au côté de Prélude et George, deux œuvres qui, avec Drunk, forment une trilogie, ouverte et fermée par le décès de deux de ses protagonistes. Ce dur retour au réel rompt avec la quasi-abstraction de la pièce centrale.
- GILLIAN WEARING, SOUS INFLUENCE ; ANN-SOFI SIDÉN, ENQUETE, THE PANNING EYE REVISITED, jusqu’au 6 mai Arc/Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11 ave du Président-Wilson 75016 Paris. Tél. 01 53 67 40 00, tlj sauf lundi, 10h à 18h, catalogue, 76 p. et 72 p., 145 F et 135 F. Et aussi Cedric Price jusqu’au 6 avril.
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Du document à l’abstraction
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Abonnez-vous dès 1 €Trois ans après sa participation à “Nuit Blanche�?, présentation collective de la scène des pays scandinaves, Ann-Sofi Sidén revient au Musée d’art moderne pour sa première exposition personnelle en France. Plus morcelée que les projections imposantes de Gillian Wearing, le travail de la suédoise alterne lui aussi fiction (QM, I think I call her QM, 2000) et œuvre d’approche documentaire. La ressemblance s’arrête là : si la première décontextualise les personnages qu’elle approche, Ann-Sofi Siéden avec Warte Mal ! (Tu viens !) plonge littéralement dans un sujet tout aussi “joyeux�? que l’alcoolisme : la prostitution à la frontière entre Allemagne et République tchèque. Diffusés dans des cabines, les témoignages recueillis par l’artiste donnent au spectateur une omniprésence visuelle à l’aspect sécuritaire. Un sentiment renforcé de façon plus légère par Station 10 & back again, une œuvre inédite qui offre par le biais de la vidéo-surveillance, un voyage truqué dans l’univers masculin des pompiers suédois.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°124 du 30 mars 2001, avec le titre suivant : Du document à l’abstraction