Plus qu’un commissariat, Didier Ottinger, conservateur à Beaubourg, voit dans l’exposition l’occasion de renouveler une position historique à partir du dialogue entre cubisme et futurisme. Démonstration.
L’œil : Pourquoi restreindre l’exposition à la peinture ?
Didier Ottinger : Une exposition balayant tout le futurisme n’était ni possible, ni souhaitable. Nous avons pris en compte le premier futurisme : entre le manifeste de 1909 et 1915, au moment de son rayonnement international. Après, c’est un autre futurisme, qui formellement m’intéresse beaucoup moins.
L’œil : Est-ce une réévaluation du mouvement futuriste ?
D. O. : J’ai toujours été frappé par le déficit total d’information et de positionnement du futurisme, alors qu’on fait une place extraordinairement importante au cubisme. Dans l’histoire de l’art canonique du XXe siècle, le futurisme est noté à la marge. Il y a une part d’oubli à l’égard d’un mouvement qui est pourtant un agent de formation d’un certain nombre de concepts esthétiques et de principes formels décisifs au regard de la modernité.
L’œil : Quels sont les enjeux de votre démonstration ?
D. O. : En grossissant à peine le trait, ce serait de dire – et c’est ce que dit l’historien de l’art Giovanni Lista – que le cubisme est une invention futuriste. Sans le futurisme, le cubisme n’aurait pas pris la forme que nous lui connaissons.
L’œil : Comment le manifeste de Marinetti a-t-il été reçu par l’avant-garde artistique, en 1909 ?
D. O. : Sur le mode de la provocation. Personne avant lui n’avait osé dire : il faut oublier le passé. Cette audace en fait le manifeste fondateur de l’avant-garde. Jamais personne n’avait encore affirmé qu’il fallait faire table rase, détruire les musées et les bibliothèques. Ce sont évidemment des slogans, mais intellectuellement il s’agit d’une véritable révolution qui provoquera des réactions aussi bien dans le camp progressiste que dans le camp conservateur. C’est un choc.
L’œil : De quelle façon les peintres futuristes vont-ils se heurter au cubisme ?
D. O. : En 1910, un groupe de peintres italiens se range derrière Marinetti et son manifeste de 1909. Imaginez : des artistes italiens affirment qu’ils incarnent l’avant-garde internationale et remettent en cause la prééminence de Paris et du cubisme. Ils vont même en faire le procès et le suspecter d’académisme ! Au-delà d’une querelle de chapelle ou d’un débat aux relents nationalistes, ce sont véritablement deux conceptions de la modernité qui s’opposent.
L’œil : Sur quelles données qu’ignoreraient les cubistes repose cette modernité ?
D. O. : Par exemple sur l’usage d’une couleur scientifique, héritée de l’impressionnisme et du divisionnisme. Les futuristes vont aussi reprocher aux cubistes de s’attacher à des sujets passéistes – natures mortes, nus, paysages anecdotiques et vieilles pierres – et leur opposer la ville, les automobiles, les machines, l’éclairage électrique.
L’œil : Cubisme et futurisme sont deux philosophies de la modernité…
D. O. : Fondamentalement, les futuristes appuient leur idée de la modernité sur les thèses du philosophe Henri Bergson (1859-1941). Pour faire simple, par rapport à un système de valeurs idéalistes figées,
Bergson propose l’introduction d’une pensée vitaliste, une pensée du mouvement, du devenir. Et c’est exactement ce que les futuristes vont essayer d’appliquer dans le domaine des formes. Jusqu’en 1911, le cubisme analytique classique utilise des compositions pyramidales, comparables à celles du peintre Raphaël.
Le cubisme est un ordre de la forme stable, symétrique, équilibrée, en un mot mesurée. C’est un art de la raison. Les futuristes proposent un art dionysien, un art du mouvement, un art où la mémoire entre en ligne de compte, où la perception permet aux formes de se disloquer. Ce sont deux conceptions de la forme totalement opposées.
L’œil : Quelle forme a pris le débat entre les deux mouvements ?
D. O. : En 1911 a lieu la première manifestation publique des cubistes à Paris, au Salon des indépendants. Une telle nécessité d’action commune n’aurait sans doute pas vu le jour si les futuristes ne s’étaient pas regroupés pour publier un manifeste et adopter une stratégie d’action commune. La même année, Metzinger, premier théoricien du cubisme publie un article intitulé : « Cubisme et tradition ». Sans l’iconoclasme des futuristes et son sens aigu de la promotion de ses idées, le cubisme n’aurait sans doute pas été amené à se positionner de la sorte, à s’associer ainsi à la tradition. Voilà comment l’histoire s’écrit.
L’œil : Jusqu’ici, comment le futurisme était-il exposé ?
D. O. : Les italiens ont une conscience plus aiguë que nous de ce déficit de reconnaissance. Ils ont réagi depuis longtemps. Je pense notamment à l’exposition du Palazzo Grassi en 1986 à Venise, où le futurisme devient « le » mouvement du xxe siècle ! Au nom de cette minoration du rôle du futurisme, il y a une réaction italienne un peu excessive et chauvine. Le futurisme n’est pas non plus chimiquement pur. Il n’aurait pas eu la forme qu’il a prise s’il n’avait pas précocement été en contact avec le cubisme
Après le premier manifeste littéraire de 1909, après celui des peintres un an plus tard, le public parisien découvre enfin ce qu’est cette peinture futuriste. L’exposition organisée par Marinetti chez Bernheim-Jeune & Cie en février 1912 fera date dans l’histoire du mouvement. Paris bruisse déjà de l’électricité et de la brutale radicalité du groupe, et Marinetti, le brillant communicant, enfonce le clou en faisant installer sur les grands boulevards des enseignes lumineuses en guise de réclame.
« Ils veulent peindre des états d’âme »
Catalogue, brillante préface théorique signée Boccioni, campagne de presse, photographie de groupe validant le mouvement, rien n’est laissé au hasard. Ce sera l’exposition des « Peintres futuristes italiens ». Russolo, Carrà, Marinetti, Boccioni, Severini se livreront là à une véritable démonstration de force. Pour la première fois, on invente et on met en scène les codes mêmes de l’avant-garde. Mieux encore, on l’internationalise. L’exposition sillonnera l’Europe via Berlin et voyagera même jusqu’à Chicago.
Côté peintures – il y en a trente-six – Carrà impressionne avec Les Funérailles de l’anarchiste Galli, immense toile tellurique et rougeoyante, sorte de fracas rayonnant de bâtons, corps et lances sous un soleil de feu.
L’exposition fera débat, attirera une foule curieuse, mais ne convaincra pas tout à fait la scène artistique parisienne. Apollinaire, alors ardent défenseur des cubistes, écrit furieux que les futuristes n’ont « presque pas de préoccupations plastiques. La nature ne les intéresse pas. Ils se préoccupent avant tout du sujet. Ils veulent peindre des états d’âme. C’est la peinture la plus dangereuse que l’on puisse imaginer. Elle amènera tout droit les peintres futuristes à n’être que des illustrateurs ». Car c’est ce qui se joue alors : à qui l’avant-garde ? Futurisme ou cubisme ? Obligeant chacun à développer un langage propre. L’impact de l’exposition aura finalement été crucial.
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Didier Ottinger : « Pas de cubisme sans futurisme ! »
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Abonnez-vous dès 1 €« Le Futurisme à Paris. Une avant-garde explosive » jusqu’au 26 janvier 2009. Centre Georges Pompidou, Paris. Tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 22 h, jusqu’à 23 h le jeudi. Tarifs : 10 et 8 euros. www.centrepompidou.fr
Futurisme et cinéma.
Le futurisme a traversé toutes les disciplines. Le 7e art n’y a donc pas échappé. Le Centre Pompidou propose, jusqu’au 17 décembre, en complément de l’exposition qui fait la part belle à la peinture, une programmation de films abordant les thèmes de l’esthétique futuriste. Modernité et rythme sont célébrés en images et en mouvements. La Nuit blanche de Mickey (1931), d’Alessandrini, rend hommage à la vitesse et L’Acier (1933), de Ruttmann, à la machine. Un cinéma novateur, traducteur d’un monde bruyant et rapide, qui n’a rien à envier à la peinture.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°607 du 1 novembre 2008, avec le titre suivant : Didier Ottinger : « Pas de cubisme sans futurisme ! »