Contrairement à la Grande-Bretagne, au Danemark ou aux États-Unis, la France ne possède pas de musée entièrement consacré au portrait. Simple accident de l’histoire ou profondes différences culturelles ? Des conservateurs britanniques et français s’expliquent sur la place du portrait dans leurs pays respectifs et sur les différentes approches du genre.
Le musée de portraits semble être une spécificité anglo-saxonne. La Grande-Bretagne compte deux National Portrait Galleries, l’une à Londres, l’autre à Édimbourg, La Smithsonian Institution, à Washington, est également spécialisée dans le genre. Enfin, Canberra, la capitale australienne, vient de s’enrichir d’un établissement de ce type. Seule exception géographique, le Frederiksborg Castle, au Danemark. Dans ce domaine, la France, et l’aire méditerranéenne en général, sont en reste. Pour expliquer le phénomène, Emmanuel Coquery, conservateur du Musée des beaux-arts de Nantes et commissaire de l’exposition "Visages du Grand Siècle", invoque en particulier des différences liées à la religion. "Nous avons été récemment contactés par une association américaine qui recense les portraits huguenots. Ce n’est peut-être pas un hasard si les pays de culture protestante s’intéressent davantage à ce genre. Ils portent souvent plus d’attention au réel et à sa représentation". "Les Anglais montrent un goût prononcé pour les biographies et le portrait", renchérit Mr. Lloyd, conservateur adjoint à la Scottish National Portrait Gallery. Les artistes touchés par la Réforme ont dû en effet se reconvertir dans la peinture de genre, le paysage ou le portrait. Au contraire, en encourageant les grandes compositions sacrées et l’emphase stylistique, la Contre-Réforme a dévalué les catégories d’imitation. Les anecdotes sont légion qui illustrent le dédain des artistes pour le portrait. Ingres, à qui l’on demandait : "Est-ce ici que demeure le dessinateur de portraits ?” aurait répondu : "Non, Monsieur, celui qui réside ici est un peintre". Pourtant, le genre a les faveurs du pouvoir. Louis-Philippe prévoit ainsi d’installer une galerie des grands hommes de la France à Versailles, comme le rappelle Claire Constans, conservatrice au Musée du château. Les anciennes collections royales sont rassemblées à Versailles.
Alaux et Blondel sillonnent toute l’Europe pour y copier plus de 3 000 œuvres. Le roi commande, pour le rez-de-chaussée de l’aile nord, une série de portraits rétrospectifs relatifs à l’histoire nationale. Il fait aussi disposer dans l’attique les effigies de princes et d’artistes célèbres. Emmanuel Coquery déclare même : "Je ne voudrais pas trop gloser sur l’absence d’un musée de portraits en France, car c’est peut-être un simple accident de l’histoire. Louis-Philippe avait tout mis en place à Versailles ; même le catalogue était écrit". C’est d’ailleurs cette entreprise qui se trouve à l’origine de la National Portrait Gallery de Londres, d’après les recherches de son directeur, Charles Saumarez-Smith. Dans le catalogue qu’il vient de publier, il cite le compte-rendu d’une séance à la Chambre des lords. Sir Philip Henry Stanhope, de retour d’un voyage en France, plaide pour la création d’un musée du portrait britannique sur le modèle versaillais. Habilement, il exorte ses pairs à “essayer, non seulement d’imiter, mais encore de dépasser” l’exemple des salles des gloires nationales à Versailles.Le caractère patriotique de ces institutions est flagrant. La Smithsonian Institution occupe l’un des plus anciens bâtiments gouvernementaux de Washington. Elle se trouve sur le site que l’architecte-urbaniste Pierre Charles L’Enfant destinait au Panthéon des grands hommes de la Nation. La Scottish National Portrait Gallery, fondée en 1882 – soit une trentaine d’année après sa consœur anglaise –, est le fruit de la volonté des Bound Manufactures, véritable pouvoir politique écossais. Dans ces conditions, le modèle compte davantage que la qualité de l’œuvre. La politique d’acquisition de la National Portrait Gallery de Londres est tout à fait claire sur ce point : "Il faut considérer l’importance historique et nationale du modèle avant l’importance esthétique du portrait". Le portrait est envisagé comme document plutôt que genre artistique. Les choix d’accrochage sont parlants. Les National Galleries présentent systématiquement leurs collections selon le schéma chronologique. À Versailles, les portraits exécutés a posteriori, peu fiables, sont relégués dans les réserves. Est-il donc impensable d’aborder les œuvres sous l’angle de l’histoire de l’art ? Une tentative de ce genre voit le jour à Florence au XVIIe siècle.
En 1664, Léopold de Médicis commence une collection d’autoportraits et d’effigies miniatures. Sa famille veillera à enrichir le fonds. Aujourd’hui, les Offices comptent plus de 2 300 autoportraits, signés Raphaël, Holbein, Reynolds, Ingres ou Chagall. Malheureusement, ces chefs-d’œuvre sont dispersés parmi le reste des collections. Tel est le sort réservé aux anciennes galeries de portraits, démantelées et réparties entre différents musées et, au sein d’un même établissement, entre différentes salles. À présent, "seuls des rapprochements ponctuels sont possibles", déclare Emmanuel Coquery. L’exposition du Musée des beaux-arts de Nantes offre l’exemple d’une approche plastique et stylistique du genre. Reste à éduquer le public. "Le portrait est mal aimé. On fait appel à lui pour illustrer l’histoire ou pour compléter des rétrospectives. L’œil, c’est naturel, va au modèle plus qu’au tableau". La marque de l’artiste s’efface devant celui qui pose, transformant le portrait en "une épreuve de discernement pour l’amateur". Pourtant, ajoute le conservateur, "c’est un genre très varié pour qui sait regarder". Mr. Lloyd confirme : "Le portrait offre une vaste palette d’approches. À la Scottish National Portrait Gallery, nous exposons des œuvres du XVIe au XXe siècle, relevant de toutes les techniques imaginables".
Les galeries de portraits
La plupart des portraits exposés dans nos musées proviennent de galeries de portraits. Celles-ci apparaissent dès les balbutiements du genre. Il s’agit d’abord de séries murales, généralement dynastiques. La Chambre des échevins d’Ypres, peinte en 1323, montrait les comtes et comtesses de Flandres en pied, avec leurs armoiries et des inscriptions. Quelques décennies plus tard, au château de Karlstejn, l’empereur Charles IV fait représenter ses ancêtres depuis les temps bibliques. Ces ensembles s’inscrivaient clairement dans un projet politique : revendication d’une généalogie glorieuse, appartenance à la sphère du pouvoir, allégeance à un groupe. L’Italie humaniste du Quattrocento met en place une nouvelle formule : le cycle d’hommes illustres. Celui qu’Andrea del Castagno a réalisé vers 1450 pour la villa Carducci, près de Florence, comprenait neuf personnages en pied dans des niches feintes : trois figures féminines mythiques, trois chefs militaires florentins, et les poètes toscans Dante, Boccace et Pétrarque. Dans un registre humaniste et sur des bases universalistes, il glorifiait la Toscane. Aux siècles suivants, l’intérêt d’une formule qui mêle discours dynastique et exaltation nationale sera bien compris.
Les divers projets et commandes pour des galeries de “Grands hommes de la France” s’inscrivent dans cette lignée. On en trouve des exemples du XVIIe au XIXe siècle, de Richelieu à Louis-Philippe, en passant par le comte d’Angiviller, directeur des Bâtiments de Louis XVI. Les particuliers s’adonnent aussi à la collection de portraits à partir du XVIIe siècle. Certaines galeries restées en l’état – au château de Beauregard, par exemple – permettent d’apprécier les motivations et le goût de leurs propriétaires. Le choix des collectionneurs se portait principalement sur des figures de princes et de dignitaires. Les hommes de lettres et les artistes étaient également bien représentés. Il existait néanmoins des regroupements plus originaux. Au début du XVIIe siècle, le duc de Mantoue projette, dans un bel esprit encyclopédique, de créer une galerie des plus belles femmes du monde. Plus malicieux, le cabinet de Bussy-Rabutin rassemble les effigies des dames de la Cour. Celles-ci craignaient d’y figurer, à cause des inscriptions dont l’homme de lettres accompagnait chaque tableau… D’une toute autre envergure est la collection de portraits miniatures et d’autoportraits de Léopold de Médicis. Commencée en 1664, elle continue de s’accroître sous la houlette de la Galerie des Offices.
National Portrait Gallery, St Martin’s Place, Londres, tél. 44 171 306 0055
Scottish National Portrait Gallery, 1 Queen Street, Édimbourg, tél. 44 131 556 8921
National Portrait Gallery, Smithsonian Institution, 8th and F Streets, Washington, D.C., tél. 1 202 357 2700
Galerie des Offices, Piazza degli Ufizzi, Florence, tél. 39 55 23 88 651
Musée du Château de Versailles, tél. 01 30 84 74 00
Ces trois galeries de portraits ont conservé leur aménagement originel :
- Château de Beauregard, Cellettes (Loir-et-Cher), tél. 02 54 70 40 05, fermé en janvier-février ; du 1er avril au 30 septembre, tlj 9h30-12h et 14h-18h30 (9h30-18h30 en juillet-août) ; hors saison, tlj sauf mercredi 9h39-12h et 14h-17h. Visite guidée recommandée. La galerie des Illustres, commandée par Paul Ardier au XVIIe siècle, n’a jamais été modifiée depuis. Elle offre au visiteur 300 ans d’histoire européenne à travers 327 portraits de personnages régnants, de Philippe VI de Valois à Louis XIII. De même format, les tableaux sont groupés par travées de trois rangs de hauteur et enchâssés dans le lambris. C’est un exemple rare de galerie de portraits conservée en l’état. Ses fonctions décorative, didactique et politique apparaissent clairement.
- Château de Bussy-Rabutin, Bussy-le-Grand (Côte-d’Or), tél. 03 80 96 00 03, tlj sauf jours fériés, mardi et mercredi ; du 1er avril au 30 septembre, visites de 9h30 à 17h (visite à 18h de juin à août) ; du Ier oct. au 31 mars, visites de 10h à 15h. Éxilé sur ses terres par Louis XIV, Bussy-Rabutin se consacre à son château, dans lequel il aménage un "salon des grands hommes de guerre" comportant 65 portraits de grands capitaines des nations d’Europe, une "galerie des hommes illustres" où il a placé les images des rois de France, d’Hugues Capet au Roi-Soleil, et enfin, un salon des beautés où figurent les portraits des dames de la Cour.
- Musée Condé, château de Chantilly, tél. 03 44 57 08 00, du 1er mars au 31 octobre, tlj sauf mardi 10h-18h ; hors saison, tlj sauf mardi 10h30-12h45 et 14h-17h. Le musée expose les collections du duc d’Aumale, fils de Louis-Philippe. Certaines salles sont entièrement consacrées au portrait. L’accrochage, d’origine, privilégie les regroupements familiaux : salon Condé dédié à la Maison de Bourbon, rotonde de la Minerve réservé aux Orléans, salle Clouet avec 90 effigies des Valois. Des portraits par Champaigne, Van Dyck, Mignard, Nattier, Greuze, Drouais ou Ingres sont également intégrés au reste des collections.
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Des galeries de portraits aux National Portrait Galleries
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VISAGES DU GRAND SIÈCLE, jusqu’au 15 septembre, Musée des beaux-arts de Nantes, 10 rue Georges-Clémenceau, Nantes, tél. 02 40 41 65 50. Tlj sauf jours mardi 10h-18h, nocturne le vendredi jusqu’à 21h, dimanche 11h-18h. Du 8 octobre au 5 janvier, Musée des Augustins, 21 rue de Metz, Toulouse, tél. 05 61 22 21 82. Tlj sauf mardi et jours fériés 10h-18h, nocturne le mercredi jusqu’à 21h.
L’AUTOPORTRAIT EN PHOTOGRAPHIE, jusqu’au 8 septembre, Galerie du Château d’eau, 1 place Laganne, Toulouse, tél. 05 61 77 09 40. Tlj sauf mardi 13h-19h.
ACROBATE, MIME PARFAIT, L’ARTISTE ET SON DOUBLE, jusqu’au 14 septembre, Musée Zadkine, 100bis rue d’Assas, tél. 01 43 26 91 90. Tlj sauf lundi 10h-17h30.
CHEFS-D’ŒUVRE MINIATURES : PORTRAITS DES COLLECTIONS ROYALES, jusqu’au 5 octobre, The Queen’s Gallery, Buckingham Palace, St James’s Place, Londres, tél. 44 171 839 1377. Tlj 9h30-16h30.
LE TRIOMPHE DE VÉNUS, IMAGES DE LA FEMME DANS LA VENISE DU XVIIIe SIÈCLE, novembre 1997-février 1998, Fundacion Thyssen-Bornemisza, 8 Paseo del Prado, Madrid, tél. 34 1 36 90 151. Tlj sauf lundi 10h-19h.
QUATRE SIÈCLES DE PORTRAIT EN ÉCOSSE, 5 septembre-2 novembre, Nationalhistoriske Museum paa Frederiksborg, Hillerôd (Danemark), tél. 45 42 26 04 39. En septembre, tlj 10h-17h ; en octobre, tlj 10h-16h ; en novembre, tlj 11h-15h.
LES PORTRAITS DE RENOIR, jusqu’au 14 septembre, Musée des beaux-arts du Canada, 380 Promenade Sussex, Ottawa, tél. 1 613 990 1985. Tlj 10h-18h, nocturne jusqu’à 20h mercredi, jeudi et vendredi.
CRISE D’IDENTITÉ, L’AUTOPORTRAIT À LA VEILLE DE L’AN 2000, 12 septembre-16 novembre, Milwaukee Art Museum, 750 N. Lincoln Memorial Dr, Milwaukee, tél. 1 414 224 3200. Tlj sauf lundi et jours fériés 10h-17h, jeudi 12h-21h, dimanche 12h-17h.
PORTRAIT DE GEORGIA O’KEEFFE PAR LE PHOTOGRAPHE ALFRED STIEGLITZ, jusqu’au 5 octobre, Metropolitan Museum of Art, 1000 Fifth Avenue, New York, tél. 1 212 879 5500. Tlj sauf lundi 9h30-17h15, vendredi et samedi 9h30-20h45.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°42 du 29 août 1997, avec le titre suivant : Des galeries de portraits aux National Portrait Galleries