Corot en plein soleil

Les paris d’une rétrospective

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 1 avril 1996 - 872 mots

La rétrospective du bicentenaire de la naissance de Corot est tout naturellement à l’image du peintre : sereine et bucolique, précise et sans surprise. Cent cinquante tableaux déclinent les nombreuses facettes de son savoir-faire, qui triomphe essentiellement dans le paysage.

PARIS - La manifestation organisée conjointement par le Louvre, le Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa et le Metropolitan Museum of Art de New York s’était donnée pour objectif de corriger les idées reçues qui circulent à propos de Corot. La réputation paradoxale de celui qui fut "une sorte de dieu sylvestre de la peinture" imposait, entre autres, de mettre en évidence la diversité de ses talents, les mécanismes complexes de la mémoire au cours du travail en atelier, et d’en finir aussi avec l’image trop commode de précurseur de l’Impressionnisme. Sur ces points comme sur d’autres, le pari, qui se heurte à des faits têtus et à des préjugés tenaces, est partiellement tenu.

Un artiste du seuil
Cinq œuvres des débuts, peintes en France, ouvrent d’autant mieux l’exposition qu’elles indiquent, littéralement et métaphoriquement, l’horizon dans lequel va se déplacer Corot toute sa vie durant. Il est, dans tous les sens du terme, un artiste du seuil, du passage d’une topique à une autre, témoin privilégié d’un monde qui s’en va, mal assuré de son destin. Mais jamais il ne franchit le pas décisif qui ébranlerait son univers ou l’entraînerait à de profondes métamorphoses : il est peintre moins par vocation que par délibération. C’est pourquoi l’insistance des commissaires sur ses liens avec le néoclassicisme, qu’avait déjà mis en évidence Peter Galassi dans son ouvrage réédité chez Gallimard, est tout à fait justifiée. Il n’est ni un visionnaire ni un séducteur, mais on le décrirait plus justement comme un artisan opiniâtre de l’observation, donnant avec toute la finesse requise ses ultimes développements à l’art de ses prédécesseurs.

Son art est alors nécessairement ténu, construit par de délicates avancées successives que caractérisent une grande méticulosité prudente, une application jamais démentie. Le même constat s’impose dans l’exposition de la Bibliothèque nationale : même lorsqu’il paraît donner libre cours à sa main sur le cuivre, le verre ou le papier, son souci de maîtrise reprend finalement le dessus. Corot a trouvé en Italie non seulement les charmes lumineux de l’étranger, mais aussi les fils d’une tradition bien implantée. Il ne se fie cependant à aucune certitude : un seul exemple, devenu un célèbre cas d’école, suffit à démontrer ce que l’on peut considérer aussi bien comme l’indice d’un talent supérieur que comme le témoignage d’un caractère hésitant.

Les deux tableaux représentent les environs de Narni et sont peints à quelques mois d’écart. L’étude d’après nature conservée au Louvre a le charme d’une main spontanée et experte, tandis que le tableau destiné au Salon de 1827, conservé à Ottawa, réintroduit certains traits académiques parmi les plus convenus. Il n’est pas certain, quoi qu’on puisse dire des qualités de l’un et de l’autre, que ce soit là le signe d’une "diversité des talents". Sur ce point-là, l’exposition ne convaincra que les amateurs du peintre déjà acquis à sa cause.

Renoncer à l’intuition
De la même façon, un tableau singulier (Soissons, maison d’habitation et fabrique de Monsieur Henri), qui rappelle étrangement la naïveté réaliste des peintres américains de la fin du xixe siècle, peut être considéré comme un faux pas ou, en déployant des trésors d’érudition et de persuasion, comme le signe d’une capacité d’adaptation sans précédent. Corot n’a pas d’intuition ; s’il en a, il préfère le plus souvent y renoncer. Sa détermination à saisir le paysage l’amène, surtout vers la fin de sa vie, à d’incontestables réussites, mais il n’en va certainement pas de même avec les figures. Revaloriser à tout prix Corot dans ce domaine s’avère périlleux.

Dans ses compositions avec figures (tels le Saint Jérôme, paysage de 1837, ou encore Paysage, soleil couchant de 1840), ce n’est pas tant la maladresse qui est troublante que l’incompatibilité de l’homme et du paysage à laquelle le peintre semble se heurter. Tout se passe comme si, pour lui, le paysage perdait toutes ses vertus en étant habité, comme si le corps humain ou l’animal ne pouvaient y avoir leur place, comme si le paradis était d’ores et déjà perdu. À moins qu’il ne soit décidément inapte à comprendre la vérité d’un regard et d’un geste animés par les sangs. Hormis l’étonnante Odalisque romaine de 1843, conservée au Petit Palais à Paris – qui peut faire songer à l’Asperge de Manet – ou encore l’autoportrait de 1840, Corot est embarrassé par la lumière qui émane des yeux et des chairs. Il n’était sans doute pas opportun de clore le parcours par un ensemble de portraits de femmes ou d’acteurs que la vie n’effleure pas. Si la rétrospective atteint quelques-uns de ses objectifs, elle manque l’un de ceux qui étaient présentés comme prioritaires : Corot reste pour toujours un peintre de paysage.

COROT, Galeries nationales du Grand Palais, jusqu’au 27 mai. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 10h à 20h (nocturne le mercredi jusqu’à 22h). Catalogue sous la direction de Vincent Pomarède, éditions de la RMN, 380 F.

COROT, LE GÉNIE DU TRAIT, Bibliothèque nationale, jusqu’au 26 mai. Ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 9h30 à 18h30.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°24 du 1 avril 1996, avec le titre suivant : Corot en plein soleil

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