Livre

Comprendre l’invention de l’imprimerie

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 27 mars 2023 - 1379 mots

La Bibliothèque nationale consacre une exposition majeure à l’invention qui a bouleversé l’histoire de l’humanité : l’imprimerie. Composée de 270 pièces exceptionnelles et de chefs-d’œuvre, « Imprimer ! » retrace la naissance du livre dans l’Europe de Gutenberg.

1. Gutenberg, imprimer jusqu’à la perfection

« Tout ce que l’on m’a écrit sur cet homme admirable que l’on a vu à Francfort est exact. Je n’ai pas vu de Bible complète, mais un certain nombre de cahiers de différents livres, d’une écriture très nette et correcte, sans aucune erreur et que tu pourrais lire sans peine et sans lunettes », écrit en 1455 Enea Silvio Piccolomini, futur pape Pie II, au cardinal Juan Carvajal. Cet « homme admirable », c’est Johannes Gutenberg, qui vient de présenter l’une des inventions majeures de l’histoire de l’humanité : l’imprimerie. Contrairement à l’image qu’en donne le tableau de Jean-Antoine Laurent, peint dans le style troubadour, Gutenberg n’est pas le seul, dans l’Europe du XVe siècle, à travailler sur une invention qui permettrait de reproduire des caractères typographiques mobiles et donc d’assurer la reproduction en série de textes auparavant manuscrits. Mais il est celui qui apporte des solutions pérennes aux problèmes techniques qui se posent alors. Né vers 1400 à Mayence, sur la rive gauche du Rhin en Allemagne (la présence d’un fleuve est importante pour la fabrication du papier), où il décédera le 3 février 1468, l’imprimeur met notamment au point des caractères fondus à partir d’un alliage de plomb, d’étain et d’antimoine, qui n’altèrent pas le papier. Il parvient également à perfectionner la presse mécanique destinée à transférer l’encre des caractères vers le papier, tout en réussissant à rendre l’encre plus épaisse, afin de pouvoir la fixer durablement sur ce dernier sans le traverser.

2. La Bible de 42 lignes de Gutenberg

Selon une idée largement partagée depuis le XIXe siècle, Gutenberg serait donc l’unique protagoniste de l’invention de l’imprimerie. « Pourtant, écrit Olivier Deloignon, spécialiste de l’histoire du livre et de la typographie, dans le catalogue de l’exposition de la BnF, cette “vue” est historiquement fausse, c’est une fiction, comme souvent… Elle transmet l’idée que mettre au point les lettres mobiles, c’est inventer l’imprimerie ; il n’en est pas tout à fait ainsi. » De fait, l’existence de caractères mobiles est avérée en Chine et en Asie dès le XIe siècle ; l’exposition présente d’ailleurs l’exceptionnel Jikji, imprimé à partir de caractères mobiles vers 1377 en Corée. D’autres exemples de livres associant images gravées, caractères mobiles (en bois ou en plomb) et manuscrits existent par ailleurs en Europe avant le XVe siècle. Après avoir travaillé à Strasbourg jusqu’en 1444, Gutenberg revient à Mayence en 1448, où il s’associe avec le financier Johann Fust et le calligraphe et typographe Peter Schöffer. Ensemble, ils vont imprimer la fameuse « Bible de Gutenberg » – du moins le pense-t-on, car « la Bible de Gutenberg elle-même, dépourvue de page de titre comme de tout crédit, reste muette », apprend-on dans l’exposition de la BnF. Sur la cinquantaine de bibles ayant aujourd’hui survécu, la Bibliothèque nationale de France conserve deux exemplaires de cet ouvrage en latin, dont cet exemplaire imprimé sur parchemin, luxueusement peint et enluminé (vers 1455). L’impression de cette bible de 42 lignes (une édition in-folio de 643 feuillets de la Vulgate décorée à la main), est une véritable révolution culturelle, qui démontre que la typographie est un procédé propre à la fabrication de livres ambitieux et une étape cruciale dans la diffusion des savoirs.

3. Le texte et l’image

Le livre n’apparaît pas avec l’invention de l’imprimerie. Au Moyen Âge, des moines copistes, puis des copistes professionnels assurent la diffusion de manuscrits en série, leur commerce étant contrôlé par les universités. Au XVe siècle, le commerce du livre, y compris laïc (un produit coûteux réservé à une élite), est déjà bien structuré, notamment à Paris. Peu avant 1400, une autre révolution se met parallèlement en place : la gravure sur bois en relief, possiblement apparue en Allemagne. Elle permet d’imprimer sur papier plusieurs reproductions d’une même image à partir d’une matrice. La gravure sur bois sera suivie par l’invention de la gravure sur cuivre vers 1440, toujours en Allemagne. Ces inventions, concomitantes de la naissance de l’imprimerie, permettent de multiplier les ouvrages typographiés et illustrés. L’exposition de la BnF présente le bois dit « Protat », reconnu comme la plus ancienne matrice de l’histoire de la gravure européenne, dont on ne sait pas quelle fut sa destination (aucun tirage d’époque n’a été conservé). Découvert au XIXe siècle dans une maison des environs de Chalon-sur-Saône, ce fragment de bois représente trois soldats romains se tenant au pied de la Croix – un bras du Christ est visible au-dessus des soldats. Gravé sur les deux faces, le bois est amputé de sa moitié dans sa largeur, la partie manquante figurant sans doute la Vierge et saint Jean.

4. Le tout premier livre d’artiste

Dans la deuxième partie du XVe siècle, Venise devient l’une des capitales, avec Paris, du livre imprimé illustré, notamment avec l’arrivée du typographe allemand Jean de Spire. Si les imprimeurs vénitiens préfèrent d’abord l’enluminure, ils optent très vite pour la xylographie (la gravure sur bois) qui permet de mécaniser l’impression et d’imprimer les livres en plus grand nombre. Les échanges entre l’Allemagne et l’Italie sont alors nombreux. En 1486, paraissent à Mayence les Saintes Pérégrinations, considéré comme le premier livre d’artiste de l’histoire de l’art. Ce projet éditorial est le fruit de l’association entre l’auteur Bernhard von Breydenbach (1440-1497) et Erhard Reuwich (1445-1505), artiste hollandais qui accompagnait le voyageur lors de ses explorations. Vues de villes, portraits d’habitants, représentation de la faune exotique, etc. : les Saintes Pérégrinations comportent plusieurs importantes vues topographiques, dont cette vue de Venise réalisée grâce à la technique de la gravure sur bois en relief mesurant plus de 1,60 m. L’impression a sans doute été réalisée dans l’atelier de Peter Schöffer, qui avait travaillé avec Gutenberg. Traduit dans plusieurs langues (latin, tchèque, espagnol, etc.), l’ouvrage est imprimé en 1488 en français, à Lyon, autre important foyer de l’imprimerie en Europe, où les bois furent copiés.

5. Wolgemut, maître de Nuremberg

Avec Mayence, Paris, Venise et Lyon, Nuremberg devient à la fin du XVe siècle l’une des principales capitales européennes du livre imprimé illustré. C’est là, en Allemagne, que travaille le peintre Michael Wolgemut (1434-1519), qui se spécialise alors dans la gravure sur bois. Conservée parmi les plus de 200 000 imprimés de la réserve des livres rares de la BnF, cette splendide page consacrée à la Genèseest issue du Livre des chroniques, dit Chronique de Nuremberg, d’Hartmann Schedel (1440-1514), imprimé dans l’atelier de Wolgemut en 1493 par Anton Koberger. Projet éditorial ambitieux, la Chronique de Nuremberg est illustrée de 1 800 bois gravés, et peina à trouver son public. La page est encore coloriée à la main. Pourtant, c’est à cette même période que se met en place la mécanisation de la mise en couleur des illustrations, à Cologne où les premiers essais furent réalisés, notamment par un certain Erhard Ratdolt.

6. Dürer et les prémices du droit

Filleul d’Anton Koberger, important imprimeur de Nuremberg, Albrecht Dürer (1471-1528) est passé par l’atelier de Michael Wolgemut. Graveur exceptionnel, comme l’a rappelé récemment une exposition au château de Chantilly, Dürer participe à la révolution du livre imprimé illustré en collaborant à l’illustration de plusieurs ouvrages de ses amis humanistes, dont ceux du poète allemand Conrad Celtis. En 1498, Dürer publie son Apocalypse, pour laquelle il réalise l’un de ses chefs-d’œuvre gravé : Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse. Véritable succès commercial imprimé en allemand et en latin, l’Apocalypse de Dürer rejette le texte au verso pour réserver le recto à l’illustration. En 1511, Dürer propose une nouvelle édition latine, pour laquelle il ajoute le frontispice (la page annonciatrice du titre) ci-dessous, ainsi qu’un colophon (une note finale qui indique les informations relatives à l’impression, l’imprimeur, etc.) qui contient un avertissement formulé à l’encontre de quiconque oserait voler son travail et copier son œuvre. La diffusion en grande série des imprimés – les historiens recensent aujourd’hui plus de 28 000 éditions antérieures à 1501, pour une production totale qui se chiffre en millions d’exemplaires – s’accompagne en effet de la prise de conscience, pour les auteurs et les artistes, de leurs droits et de la nécessité de les protéger. L’imprimerie est bel et bien née.

« Imprimer ! L’Europe de Gutenberg »,
du 12 avril au 16 juillet 2023. Bibliothèque nationale de France, site François Mitterrand, Paris-13e. Du mardi au samedi de 10 h à 19 h, le dimanche de 13 h à 19 h. Tarifs : 10 et 8 €. Commissaires : Nathalie Coilly et Caroline Vrand. www.bnf.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°763 du 1 avril 2023, avec le titre suivant : Comprendre l’invention de l’imprimerie

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