On pensait l’artiste solitaire, coupé du monde à cause de sa surdité. Une passionnante exposition à Agen fait au contraire l’hypothèse d’un Goya en chef d’école au centre d’un véritable atelier de peintres.
La constitution et la tonalité des collections des musées publics doivent souvent beaucoup au hasard. Rien ne prédestinait ainsi le modeste Musée des beaux-arts d’Agen à abriter huit tableaux attribués à Francisco José de Goya y Lucientes, c’est-à-dire l’un des plus riches fonds dédiés au célèbre peintre espagnol. Rien à part la passion et la générosité d’un Agenais : Jean-Baptiste Alexandre Damase, comte de Chaudordy. Durant sa mission d’ambassadeur de France à Madrid, cet amateur éclairé compose une collection mirifique d’œuvres et d’objets d’art espagnols, dont cinq peintures attribuées à Goya. Un lot particulièrement important puisqu’il provient de la collection de Federico de Madrazo, le directeur du Prado, qui en a fait l’acquisition auprès de Mariano Goya, le petit-fils du peintre. Difficile, donc, de trouver un pedigree plus prestigieux. En 1899, le diplomate lègue ces cinq précieux tableaux ainsi que trois autres œuvres considérées comme de l’entourage du maître à sa ville natale.
Enfant des Lumières et père de la modernité, Goya est un peintre à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Il s’éteint en 1828 en pleine période romantique alors que se façonne le mythe de l’artiste moderne, c’est-à-dire un créateur génial, replié sur lui-même, prônant l’art pour l’art, et surtout travaillant en solitaire dans un rapport intime et unique avec son œuvre. Le mythe d’un Goya génial coupé du monde, cliché renforcé encore par sa surdité, prend donc très vite et demeure toujours un poncif de l’histoire de l’art. Or les experts l’affirment : l’artiste n’a pas pu exécuter toutes les œuvres qui lui sont traditionnellement attribuées. Sa production est trop vaste pour un seul peintre, mais, plus important encore, son corpus canonique comprend des œuvres de qualité et de facture si différentes qu’elles ont forcément été peintes par d’autres mains. La passionnante exposition d’Agen tente de déboulonner le mythe et dévoile une réalité autrement plus stimulante et intéressante.
Enquêter sur l’atelier est une mission sinon impossible, du moins ardue. Une source ancienne mentionne bien l’existence d’un atelier ; une « secte » peignant à l’encontre des canons académiques ayant à sa tête un « illuminé » nommé Goya. L’artiste n’a toutefois laissé aucune archive et a entretenu l’opacité sur la paternité des œuvres portant sa griffe. Le seul document fiable est l’inventaire rédigé en 1812 lors du décès de son épouse. Ce dernier, validé par Goya, liste les biens du couple et la totalité des tableaux et estampes présents dans l’atelier. Ces derniers sont marqués d’un X et d’un chiffre, une marque qui devrait donc permettre une authentification incontestable. Or les choses ne sont pas si simples, car les spécialistes s’accordent sur le fait que parmi ces œuvres, dont l’attribution semble pourtant certaine, plusieurs sont des copies d’élèves ou des créations de membres de l’atelier. Bref, ce document qui devrait démêler le « vrai du faux » pose plus de questions qu’il n’en règle !
Ce foisonnant mais énigmatique inventaire a constitué le point de départ de la méticuleuse enquête menée par la commissaire scientifique de l’exposition, Juliet Wilson-Bareau, une historienne de l’art spécialiste de Goya dont les désattributions font régulièrement trembler les grands musées, à l’instar du Prado qui a, sur ses conclusions, retiré l’une de ses icônes, Le Colosse, du corpus de Goya. Pour l’experte, ces désattributions ne sont toutefois pas une fin en soi, mais le début d’une autre grande aventure : l’émergence d’une école. Car derrière ces œuvres à la paternité contestée se cachent en réalité de talentueux artistes aux styles singuliers et intéressants. Parmi les élèves et suiveurs, jusqu’ici confondus avec le maître, la spécialiste estime à ce jour avoir distingué trois artistes : Leonardo Alenza, Felipe de Arrojo et Asensio Julià. Trois artistes ayant, par ailleurs, mené des carrières autonomes et qui ne demandent désormais qu’à sortir de l’ombre de la nébuleuse goyesque.
Bien que la composition et le fonctionnement de l’atelier demeurent bien mystérieux, l’exposition apporte de nombreuses pistes pour appréhender cette mécanique complexe. Il semble, par exemple, que Goya n’ait jamais réalisé de copie de ses propres œuvres. Par ailleurs, contrairement à ce qui se pratiquait traditionnellement dans les grands ateliers, le maître n’aurait pas systématiquement fourni de prototype à « recopier » à ses élèves. Les disciples auraient bénéficié d’une certaine liberté de création, imaginant leurs compositions en proposant des variantes à partir de peintures achevées, mais aussi de dessins ou de gravures de Goya. Une importante dynamique d’émulation entre élèves semble par ailleurs avoir animé les membres de l’atelier. Une dynamique perceptible dans le cas du Couple élégant le sujet est inspiré d’une estampe de Goya, mais la composition peinte aurait été développée par plusieurs élèves avec des variations. Toutes ayant in fineété considérées, et vendues, comme des Goya.
Pour cette exposition événement, le musée s’est engagé dans une solide aventure scientifique qui va courageusement à contre-courant de la tendance actuelle au fétichisme des grands noms de l’histoire de l’art. L’établissement a ainsi soumis ses propres icônes au crible de l’expertise, au risque de les voir « déclassées ». Il en résulte ainsi que même le célèbre Ballon, qui est l’une des « Joconde » d’Agen et qui faisait jusqu’ici globalement consensus, ne serait en définitive pas une œuvre autographe de Goya. À ce jour, l’hypothèse la plus probable serait une attribution à Felipe de Arrojo. Pour arriver à cette conclusion, les chercheurs se basent sur des recoupements avec un autre tableau donné à ce peintre, Une ville sur un rocher, qui présente le même motif de petits groupes de personnages. Un motif totalement atypique chez Goya que l’on retrouve en revanche dans d’autres œuvres exécutées avec certitude par Arrojo, dont un dessin conservé au Prado à la paternité absolument incontestable.
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Comprendre Goya et son école
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°730 du 1 janvier 2020, avec le titre suivant : Comprendre Goya et son école