L’exposition consacrée au photographe américain par la Fondation Mapfre se focalise sur ses séries réalisées en Alabama, sa région natale marquée par les violences raciales du Ku Klux Klan.
MADRID - Des années durant, des décennies parfois, William Christenberry (né en 1936) a photographié l’impact du temps sur une maison rurale abandonnée, une église de campagne ou des panneaux de signalisation croisés sur la route qui joignait Hale County, Alabama, où il passa une partie de son enfance. Pendant quatre décennies, de 1961 à 2000, l’artiste américain a saisi l’altération de ces éléments du paysage ; saisie frontale, souvent à distance et sans présence humaine, complétée par d’autres angles de vue ou détails (un morceau de toiture, une porte…).
La démarche répétitive ne porte pas d’attention particulière à la qualité de la prise de vue ni au tirage couleur, pas plus qu’à celle de l’appareil Kodak Brownie des débuts, simple outil de capture d’un corps de ferme support de panneaux publicitaires ou d’une banale façade de maison en bois rongée par les saisons et gagnée par la végétation. Car les photographies de Christenberry, isolées ou regroupées autour d’une même figure à différentes époques, s’inscrivent moins dans l’esthétisme de la disparition ou de la ruine, et encore moins de la nostalgie, que dans la collection d’architectures vernaculaires de ce sud des États-Unis et leur récit de l’indicible. Récit court aussi tranchant que pénétrant par l’inquiétante mémoire de ces lieux.
Derrière les photos de Christenberry présentées à la Fondation Mapfre, à Madrid, perle l’histoire de cette région de l’Alabama imprégnée de ségrégations raciales, de violences et des activités clandestines du Ku Klux Klan. Pour la première grande exposition consacrée en Europe à l’artiste américain, Yolanda Romero, commissaire, revient sur les éléments fondateurs de sa démarche : les réunions du KKK auxquelles il assista de 1960 à 1966, et qu’il photographia ; la lecture de Faulkner et celle du livre Let Us Now Praise Famous Men (1941) écrit par James Agee et illustré des photographies de Walker Evans. De ces découvertes découlèrent la décision d’abandonner l’abstraction et de refaire le voyage entrepris par Agee et Evans dans la région de Hale County en 1936, l’année de sa naissance.
Les vintages de cette période, divisés entre réunions du KKK et retour, vingt-quatre ans après, sur les conditions de vie des métayers photographiés par Evans, s’attachent à l’aspect sombre de cette partie de l’Alabama. Part d’ombre que dénonce parallèlement et sans concession l’installation « The Klan Room » (dessins, sculptures, photos, objets relatifs aux us et coutumes du KKK) constituée par Christenberry dans une partie de son atelier, de 1962 et 2007, et ici reconstituée à l’identique.
Enregistrement de l’ordinaire
Comme dans Let Us Now Praise Famous Men, c’est à un véritable exercice que se livrent les photographies de Christenberry et la dizaine de maquettes reproduisant au détail près église rurale, hangar à foin ou maison. Dans ces images, la mémoire résonne d’un glas étrange. Elle peut toutefois s’engager sur des chemins plus intimes, plus doux, notamment quand il retrace de 1977 à 2001 la décrépitude progressive de la maison en bois de ses grands-parents abandonnée à la vitalité envahissante et obscure de la végétation. Dans l’enregistrement des transformations que le temps induit sur les choses, y compris dans la nature – les arbres en particulier, très présents dans les derniers travaux de l’artiste –, se définit aussi son attachement à ce qu’il appelle « The Aesthetic of Ageing ». Une esthétique du vieillissement qu’évoque pareillement le travail en couleur de Christenberry en privilégiant la démarche de l’amateur – développement industriel, choix du petit format de l’album de famille et couleurs saturées, brillantes – avant que Lee Friedlander ne lui suggère en 1977 un plus grand format. Les années se chargeront d’estomper les couleurs vives des tirages, renforçant la prégnance de l’esthétique du vieillissement. Ce que le parcours de Yolanda Romero, rigoureux et sensible, donne à ressentir.
Dans ce processus d’introspection au sens large, les villes d’Alabama, à commencer par Memphis où Christenberry a enseigné, sont d’autres terrains de capture de ces éléments de l’ordinaire dans les séries photographiques de station-service, remorques ou pancartes publicitaires que collectionne l’artiste. Ces images viennent en conclusion d’un récit tout aussi rigoureux que sensible sur la relation que William Christenberry a toujours entretenu avec le médium, support chez lui d’une perception analytique radicale, implacable, éblouissante de ce qui a été et de ce qui est.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Christenberry l’inquiétant
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €jusqu’au 24 novembre, Fondation Mapfre, Madrid, salle d’exposition Azca, 40 General Peron, Madrid, lundi 14h-21h, mar.-sam. 10h-21h, dim. 12h-20h. Catalogue, en espagnol et anglais, 296 p, 48 €. Exposition présentée de décembre 2013 à mars 2014 au Centro José Guerrero, Grenade. www.centroguerrero.org
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°401 du 15 novembre 2013, avec le titre suivant : Christenberry l’inquiétant