Une grande exposition permet en ce moment de redécouvrir Théodore Chassériau. Et si les plus belles femmes de son œuvre n’étaient pas au Grand Palais mais sur les murs des églises parisiennes qu’il a décorées ? Trois grands ensembles religieux racontent à mi-voix la vie, les incertitudes et les contradictions de l’enfant chéri du romantisme.
Un jeune homme de 24 ans, aux traits négroïdes, irrésistible, adulé par les plus belles femmes du Paris littéraire qui croient voir dans ses yeux l’éclat du soleil de Saint-Domingue où il est né – à Sainte-Barbe-de-Samana, nom exotique et intrigant –, s’attaque à un grand décor religieux. Exercice de dévotion étonnant, qui le place, entre 1841 et 1843, au premier rang des élèves d’Ingres qui décorent les chapelles de l’église Saint-Merri et prétendent rénover l’art sacré en France avec autant d’ardeur que les Nazaréens d’Allemagne. Entré en 1831, à 12 ans, l’âge d’un Jésus perdu au milieu des docteurs du temple de Jérusalem, dans l’atelier le plus célèbre de Paris, Théodore Chassériau a été le disciple préféré de celui qui n’est pas encore devenu complètement « M. Ingres ». Le peintre de l’odalisque lui apprend à dessiner, lui parle d’Italie, lui enseigne la rigueur et l’adopte comme un fils. Chassériau sera aussi celui qui le trahira. Aujourd’hui encore, sa première chapelle, aux bleus subtils, consacrée à la légende dorée de sainte Marie l’Egyptienne, semble laisser dans la pénombre ses voisines, œuvres des grands noms de l’atelier, Lehmann ou Amaury-Duval. Pour les maîtres du XIXe siècle, si la célébrité passait par l’exposition officielle de grands tableaux au Salon, elle connaissait son couronnement avec la réalisation d’un vaste décor mural. Commandes d’Etat pour les monuments publics ou pour les églises, ces hautes parois et ces plafonds permettent aux peintres d’histoire de s’afficher en maîtres, officiellement reconnus, au-dessus de la piétaille des portraitistes et des paysagistes. La peinture murale, c’est la promesse de l’immortalité, le couronnement d’une carrière, le « mur des siècles » que chantera plus tard Hugo. L’exercice est difficile, il exige une vraie maîtrise technique. Stendhal voulait « se colleter avec le réel », les artistes romantiques rêvent tous de « s’affronter à la muraille ». Autour d’eux flottent les ombres de Michel-Ange et de Léonard, de Giotto et de Raphaël. S’attaquer à un grand décor, c’est s’enfermer pour des mois dans un combat avec les éléments, les lumières imprévisibles des vitraux, les pierres qui suintent, la lenteur du travail, l’incommodité des échelles et des planchers, et enfin, en guise de récompense, l’œil des critiques impitoyables et influents qui viendront commenter, sitôt retirés les échafaudages.
Delacroix décore le Palais Bourbon de 1836 à 1847, la bibliothèque du Palais du Luxembourg de 1840 à 1846. Son énergie est sans égale. Il s’impose, soutenu par ces chantiers publics, comme le grand décorateur du siècle. Entre 1843 et 1849, Ingres, qui s’était lancé lui aussi à l’assaut d’une muraille, plus discrète et privée, dans le salon du duc de Luynes à Dampierre, esquisse, échoue et abandonne. Chassériau, jeune surdoué, triomphe à Saint-Merri. Georges Brunel écrivait avec esprit en 1995 dans le catalogue de l’exposition « Les années romantiques » : « Il n’y a rien d’étonnant à ce que la peinture religieuse de cette époque soit encore un art mal aimé : elle l’a toujours été. Personne n’y croyait beaucoup, ni ceux qui en commandaient, ni ceux auxquels elle s’adressait, et pas toujours ceux qui la pratiquaient. » Chassériau croit en sa peinture. Cette conversion de Marie l’Egyptienne raconte aussi, peut-être, sa conversion à Delacroix. Les bijoux des femmes, les détails des mains, la sensualité des visages d’anges corrigent le hiératisme de la composition, l’archaïsme roman de la statue de la Vierge : un autre Chassériau va naître. Overbeck et les Nazaréens s’éloignent de son horizon.
Sur les pas de Delacroix
Second décor, aujourd’hui perdu, brûlé par la Commune en 1871, au Palais d’Orsay, l’escalier d’honneur de la Cour des Comptes. Connu par des photographies et quelques fragments conservés, il manquera toujours à la compréhension de l’évolution de Chassériau. Vers 1850, revenu d’Algérie où il s’est rendu sur les pas de Delacroix qui avait ouvert la route en 1832, Chassériau affronte, à Saint-Roch, dans la chapelle des fonds baptismaux, la première à gauche, dans le bas-côté de la nef, la cohorte des romantiques : Louis Boulanger, Eugène Devéria ou Ary Scheffer. Il peint en réalité, de manière étrange, deux baptêmes, deux continents, deux époques : Saint Philippe baptisant l’eunuque de la reine d’Ethiopie renvoie aux Actes des Apôtres, l’action de Saint François-Xavier baptisant les Indiens se situe au XVIe siècle. Les chevaux caparaçonnés d’or évoquent le Sardanapale de Delacroix, le bleu du ciel et les coiffures des assistants un Orient à la fois réel et imaginé comme une Egypte de théâtre. Sur l’autre mur, les visages évoquent les fresques d’Orcagna à Santa Maria Novella de Florence, le visage grave de celui qui brandit la croix rappelle l’austère portrait de Lacordaire peint en 1840, les Giotto vus en Italie en 1840-41, toutes les sources de la poésie ingresque. Mais, comme rien n’est aussi simple, le torse de l’eunuque est d’un modelé digne d’Ingres, la jeune mère aux traits africains, de profil, au premier plan du saint François-Xavier, semble une figure de Delacroix. Chassériau s’est baigné dans deux fleuves. Il en ressort anabaptiste, baptisé et rebaptisé, excommunié et saint : Ingriste « ingrat » (le mot est d’Ingres), apôtre de Delacroix, à la recherche d’une synthèse impossible et crucifiante entre la couleur et la ligne, l’Orient et l’Italie, Titien et Raphaël, la pâte épaisse et les glacis, l’obstacle et la transparence. Dans cette cathédrale qu’est l’histoire de la peinture du XIXe siècle, il n’a pas su construire sa propre chapelle rayonnante. Il veut pourtant, avec une audace grandissante, occuper le chœur, la place centrale au-dessus de l’autel.
Entre 1852 et 1855, l’abside de Saint-Philippe du Roule, inspirée peut-être cette fois par les Tintoret de la Scuola San Rocco à Venise, ordonne autour du corps du Christ détaché d’entre les deux larrons, celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas, deux populations étrangères l’une à l’autre, qu’unifie l’horizon bleu-vert des montagnes. A gauche, les païens, à droite les juifs de Jérusalem. Rome et l’Orient. Quelques sublimes figures de femmes, dont une Marie-Madeleine qui se saisit d’un pied du Christ, veillent sur ce que Christine Peltre, dans sa monographie de Chassériau (éd. Gallimard, 2001), a appelé justement « l’abside d’une carrière ». Ce sont les dernières femmes de Chassériau. Ces saintes femmes drapées posent comme les chastes sœurs des pompéiennes qui se déshabillent dans le Tepidarium (1853). Un détail retient l’attention du visiteur de Saint-Philippe du Roule, une tache de couleur vive qui attire le regard dans cette large frise. A gauche de la croix, les soldats réalisent la prédiction biblique : la tunique sans couture du Christ ne doit pas être partagée. Ils brandissent un morceau de toile éclatant, un chiffon rouge. L’héritage de la peinture, lui non plus ne doit pas être plus longtemps découpé. On joue aux dés. Le gagnant, en cette année de l’Exposition Universelle, marquée par une grande rétrospective de l’école française de peinture, ce n’est ni Ingres ni Delacroix, ni ce pauvre Chassériau, exténué par l’achèvement de cet immense labeur. C’est un soudard au visage rustre qui emporte la tunique dans ses mains de paysan. En 1855, Gustave Courbet expose L’Atelier : l’artiste au centre, comme un dieu créateur, peseur d’âmes au jour du Jugement dernier, distribue le monde en deux camps, ses ennemis et ses amis. Aux yeux des critiques qui s’intéresseront bientôt au réalisme et de moins en moins aux peintures des églises, la troisième voie, celle qui ne doit plus rien à Ingres ni à Delacroix, en apparence du moins, n’est pas celle que Chassériau, mort un an plus tard, avait toute sa vie désespérément cherchée. Après Courbet, plus personne ne tenterait cette synthèse impossible et ruineuse, payée d’une double trahison, qui avait empêché, toute sa vie, Théodore Chassériau, le jeune maître de Saint- Merri qui croyait marcher vers la gloire en 1841, d’être lui-même.
- L’exposition : Organisée par la Réunion des Musées nationaux, le Musée du Louvre, les Musées de Strasbourg et le Metropolitan Museum of Art de New York, elle sera présentée à Strasbourg du 19 juin au 21 septembre 2003, au Musée des Beaux-Arts du Palais de Rohan, où l’on verra même une quarantaine de dessins prêtés par le Louvre et non-présents au Grand Palais, notamment trois études pour le décor de l’église Saint-Merri et quatre études pour celui de la Cour des Comptes. Elle sera ensuite accueillie à New York, du 21 octobre au 5 janvier 2003. Fait remarquable, la dernière rétrospective consacrée à Chassériau date de 1933. L’objectif aujourd’hui était donc de « dépoussiérer » la vision commune de Chassériau, celle d’un élève doué chargé du double héritage de Delacroix et Ingres et qui se serait contenté de réconcilier la ligne et la couleur. En 200 tableaux, dessins et eaux-fortes autour de fragments restaurés du décor de la Cour des Comptes, rendez-vous avec la modernité romantique singulière de Théodore Chassériau. « Théodore Chassériau (1819-1856). Un autre romantisme », Galeries nationales du Grand Palais, 3, avenue du Général Eisenhower, 75008 Paris, tél. 01 44 13 17 17 ou www.rmn.fr/chasseriau Horaires : tous les jours sauf le mardi, de 10h à 20h, le mercredi jusqu’à 22h, fermeture des caisses 45 mn avant.
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Chassériau et les belles des églises
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°534 du 1 mars 2002, avec le titre suivant : Chassériau et les belles des églises