Signe de la vitalité des arts décoratifs à la fin du XIXe siècle, l’Art nouveau a permis à de talentueux décorateurs d’éclore qui, si l’histoire les a éclipsés derrière Guimard, Gallé, et Décorchemont, ont apporté leur pierre à un courant autant social qu’artistique.
« L’honnêteté artistique, le respect de la matière, l’utilisation nécessaire d’objets destinés à faire partie de notre vie, voilà ce que nous cherchons », écrit Alexandre Charpentier dans la préface du catalogue de la première exposition du groupe des Cinq, qu’il a fondé en 1896. La première rétrospective qui lui est consacrée depuis 1909 (!) permet de découvrir ces trois aspects : fidélité de l’artiste à lui-même, toujours à la quête de nouvautés sans sacrifier ni à la mode ni à la facilité, exploration des possibilités des matériaux les plus divers et volonté d’allier le beau à l’utile.
Issu d’une famille modeste, Charpentier commence à travailler chez un fabricant de pipes sculptées, puis comme sculpteur sur pierre chez un joaillier. À 26 ans, il entre à la Petite École qui prépare à la « grande » école des Beaux-Arts. Là, il entre dans l’atelier de médailleur, car la gravure sur médaille est moins coûteuse que la sculpture. Il apprend à modeler, mais surtout à graver dans l’acier avec un burin.
Jeune Mère allaitant son enfant lui ouvre les portes du succès
N’ayant jamais obtenu le Prix de Rome, il finit néanmoins par connaître le succès grâce à un bas-
relief en plâtre remarqué au Salon de 1883 : Jeune Mère allaitant son enfant, version laïque et moderne de la Vierge à l’enfant. L’État en commande une version en marbre pour le musée Granet d’Aix-en-Provence.
Cette œuvre, à la fois par son thème et par son traitement en variantes de plusieurs formats, matériaux et usages, montre de manière exemplaire la polyvalence de Charpentier, sculpteur, médailleur et décorateur. Sept variations de la Jeune Mère sont présentées à l’exposition: le relief en marbre, confronté à sa version en grès, qui ornait la façade du magasin de la Maison Muller, fabricant de grès, les plaquettes en argent, en bronze et en étain, qui transforment la sculpture monumentale en petit objet décoratif, et la Jeune Mère réutilisée sur une armoire et un meuble à layette, premiers meubles réalisés par Charpentier.
Cette pratique du remploi d’un même motif dans des compositions et des matériaux variés évoque la manière de travailler de Rodin, pour qui Charpentier a été praticien. Mais la sculpture de Charpentier s’apparente davantage à celle de Camille Claudel : si le buste en terre cuite de la jeune Linette Aman-Jean, fille du peintre Edmond Aman-Jean, évoque par sa grâce fragile la Petite Châtelaine de Claudel, le groupe de La Fuite de l’heure est composé d’une manière similaire à L’Âge mûr. Les proches de Charpentier sont ses premiers modèles, empreints d’une grande spontanéité : avec le portrait en pied de sa fille Rosalie faisant ses premiers pas, Charpentier s’oppose radicalement à la vision torturée de son contemporain Carriès sur la petite enfance, sans tomber pour autant dans la sentimentalité mièvre.
Charpentier s’intéresse aux procédés de reproduction
Cet art de portraitiste apparaît également à travers la série d’une quarantaine de médaillons croqués sur le vif dans la terre crue puis coulés en bronze, représentant les membres du Théâtre Libre, ce théâtre fondé par André Antoine, qui accueille les pièces naturalistes d’avant-garde.
Alexandre Charpentier est un artiste de son temps : à l’époque de la reproductibilité technique, il s’intéresse aux possibilités démocratiques du multiple et utilise les machines mises au point par Achille Colas pour réduire ou agrandir les rondes-bosses et les médailles. Pour abaisser coût de production et prix de vente, il édite ses créations dans des matériaux et des techniques bon marché. Il privilégie ainsi les médailles et les plaquettes aux bustes et aux statues, et utilise des matériaux jusque là peu valorisés comme l’étain pour créer des objets vendus notamment chez L’Artisan moderne.
Décrit par Frantz Jourdain comme un « imaginatif touche-à-tout », il réalise également des affiches pour la Libre Esthétique, des programmes pour le Théâtre Libre, des cartes de visite pour la Maison Muller. Graphiste, dessinateur, il pratique de manière originale la technique du cuir et du papier gaufré. Ainsi de sa série de lithographies réalisées après un voyage fluvial en Zélande où il juxtapose un dessin proche d’un Maurice Denis et des gaufrages de motifs fantastiques puisés dans les bestiaires médiévaux.
Charpentier met à profit la fin du monopole du Salon officiel et le développement du marché de l’art. Il participe au nouveau Salon de la Société nationale des Beaux-Arts à Paris, et montre dans sa section Arts décoratifs l’étendue de son travail. Il expose également au Salon d’avant-garde des XX, à Bruxelles, à la demande de son fondateur Octave Maus : il rejoint les galeries L’Art nouveau de Siegfried Bing et La Maison moderne de Julius Meier-Graefe. À l’époque des manifestes et des cercles d’avant-garde, Charpentier fonde un groupe qui finit par s’intituler L’Art dans Tout auquel ont participé, entre autres, les sculpteurs Jean Dampt et Jules Desbois, l’architecte Henri Sauvage, le décorateur et ébéniste Tony Selmersheim et le peintre, potier et collectionneur Étienne Moreau-Nélaton.
Pour le décorateur, l’art a d’abord une fonction sociale
Artiste de son temps, Alexandre Charpentier l’est aussi par son engagement social et politique. Lui-même, décrit par Octave Maus comme un mélange d’ouvrier parisien et d’artisan de la
Renaissance, s’inspire des types créés par Jules Dalou et Constantin Meunier à partir de modèles populaires. Ses images de travailleurs manuels, l’outil à la main, sont autant de manifestes esthétiques qui défendent une certaine conception de la création : l’art n’est pas qu’idée pure, l’artiste doit mettre la main à la pâte.
Les frontières entre arts majeurs et arts mineurs, arts mécaniques et arts libéraux, art et artisanat, n’ont pas lieu d’être. Proche des anarchistes Pissarro, Signac, Maximilien Luce, Léo Gausson et Félix Fénéon, Alexandre Charpentier participe au mouvement de « l’art social », s’engageant dans diverses associations qui veulent faire descendre « l’art dans la rue ». En 1898, il défend Dreyfus et réalise la médaille de soutien à Zola, grâce à la souscription organisée par le journal Le Siècle.
À partir de la fin des années 1890, l’artiste se voit comme un « vil buveur de sueur du peuple », obligé de faire travailler ébénistes, sculpteurs et modeleurs à la réalisation de grands ensembles décoratifs : la salle de billard pour la villa du baron Vitta à Évian, que l’austère présentation à Orsay ne met pas assez en valeur, et la salle à manger du baron Bénard à Champrosay, remontée depuis 1986 au musée, quintessence de l’Art nouveau qui rejoint les grands décors de Gallé, Guimard et Gaudí.
Alexandre Charpentier est un artiste musicien. Il pratique le violoncelle, accompagné au piano par ses deux épouses successives et à l’alto par sa belle-fille ; il joue en formation de chambre avec de grands instrumentistes comme le violoniste YsaÁ¿e et organise des concerts dans son atelier où trône un piano à queue prêté par Pleyel.
Debussy lui écrit une partition
Avec Jules Chéret, Charpentier projette de sculpter un piano pour le baron Vitta et orne d’une farandole le dos d’un violon, devenu sculpture murale. Dans deux vitrines en ébène, sculptées par l’artiste pour la galerie parisienne du baron Vitta, on découvre la partition écrite pour l’artiste par son ami Debussy, Cloches à travers les feuilles (2e livre des Images pour piano, 1907-1908), les portraits sculptés par l’artiste des musiciens d’avant-garde Eugène YsaÁ¿e et Vincent d’Indy, et les éléments de serrurerie commandées par les mélomanes Arthur et Lucien Fontaine, qui reprennent les motifs sculptés des danseuses ornant l’armoire à musique.
Cette armoire à musique, achetée à l’artiste par les Arts décoratifs dès l’ouverture du musée en 1906, allie le beau à l’utile : dans les étagères, les archets et partitions, dans les vitrines, les instruments dont les courbes font écho à celles de leur écrin. À Orsay, un pupitre à musique, prêté par les Arts décoratifs, accompagne la musique que l’on peut écouter pour l’occasion.
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Charpentier, la face cachée de l'Art nouveau
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« Charpentier », jusqu’au 13 avril 2008. Commissaires : E. Héran et M.-M. Massé. Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, Paris VIIe. Ouvert tous les jours de 9 h 30 à 18 h, le jeudi jusqu’à 21 h 45, fermé le lundi.
Tarifs : 8 € et 5,5 €. www.musee-orsay.fr
Charpentier et la musique.
Outre ses dons de sculpteur, Alexandre Charpentier – à ne pas confondre avec Marc-Antoine Charpentier – est un violoncelliste de talent qui se lie à Claude Debussy. Le musée d’Orsay organise un concert le 18 mars
à 20 h à l’auditorium du musée d’Orsay. Réservation : 01 40 49 57 50.
La décoration à Orsay.
Parallèlement, Orsay consacre une exposition aux dessins de décors et d’aménagements de demeures où la Sécession viennoise et l’Art nouveau y ont toute leur place. Jusqu’au 4 mai 2008.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°600 du 1 mars 2008, avec le titre suivant : Charpentier, la face cachée de l'Art nouveau