« L’énigme et la solitude de Meryon demeurent intactes », écrivait Henri Focillon dans une étude remarquable. Mais c’est Charles Baudelaire le poète qui est ici associé au graveur, à travers un thème commun, capital pour chacun d’eux : Paris, le Paris du milieu du siècle, qu’illustrent aussi les photographies de Marville.
Énigme et solitude définissent en effet l’œuvre et la vie de Charles Meryon (1821-1868). Fils d’un médecin anglais et d’une danseuse de l’Opéra, celui-ci fut d’abord officier de marine, fit de grands voyages dans le Pacifique, d’où il ramena quantité de dessins dans l’intention de publier un journal de voyage, avant de démissionner en 1848 pour se consacrer à la gravure sous la direction d’Eugène Bléry. Il copie quelques œuvres hollandaises du XVIIe siècle. Puis, en quelques années, de 1850 à 1854, il produit son chef-d’œuvre : les Eaux-fortes sur Paris. Fasciné par ces planches, Baudelaire tente de les faire éditer, avec des textes de lui, mais le projet n’aboutira pas. Malgré l’estime des maîtres et l’enthousiasme de Baudelaire, qui en parle dans son Salon de 1859, l’œuvre ne rencontre qu’indifférence. L’insuccès, la misère, le découragement auront raison de sa santé mentale. Meryon sera interné en 1858, puis à nouveau en 1866. Durant sa courte carrière artistique, il aura produit une centaine de pièces. Son œuvre advient pourtant à un moment où l’eau-forte est à nouveau en vogue, et elle s’inscrit dans un genre – les vues de Paris – où s’illustrent d’autres graveurs de talent.
Mais ses vues à lui, exemptes de ce pittoresque médiéval qu’affectionnaient ses contemporains, ne ressemblent à rien de connu. Baudelaire y retrouve cette « noire majesté de la plus inquiétante des capitales » qui correspond à sa propre vision, « les majestés de la pierre accumulée, les clochers montrant du doigt le ciel, les obélisques de l’industrie vomissant contre le firmament leurs coalitions de fumée […] le ciel tumultueux, chargé de colère et de rancune, la profondeur des perspectives augmentée par la pensée de tous les drames qui y sont contenus… » Pourtant il ne semble pas entendre ce qui, pour nous, rend ces images si fascinantes : le silence, une certaine qualité de silence. Non que la fourmillante activité des villes y soit absente, au contraire ; le ciel lui-même est parfois peuplé : il arriva à Meryon (effets de sa folie ?) de reprendre certaines de ses planches, pour ajouter dans le ciel des cohortes de créatures infernales ou de chimériques ballons aérostatiques. Il eut aussi la fantaisie de transplanter Paris… au bord de la mer. Mais toutes ces agitations lilliputiennes pèsent bien peu dans le paysage de pierre : à peu près autant que les figures disséminées dans les prisons piranésiennes. Et les « fantaisies » semblent d’aléatoires visions qu’engendre une forte fièvre. Les visions passent, la fièvre demeure, chevillée à l’âme, comme le spleen baudelairien. Et elle imprègne l’image tout entière. Mais avec quelle subtilité ! Car les « vues » de Meryon sont d’une remarquable exactitude, jusque dans les détails, la réalité y est captée avec objectivité. Dédaigneux de la virtuosité, il ignore les raffinements d’effets ; pas d’accident atmosphérique, rien que la forte géométrie de l’ombre et de la lumière. De là provient l’irréelle fixité qui donne à ces architectures un air d’accablante éternité. Écoutons Focillon : « Un soleil fixe découpe avec netteté l’ombre et la lumière. Il rayonne avec une splendeur funèbre sur toutes ces masses de pierre, rectilignes, angulaires et précises, d’une nudité desséchée. Inexorable perspective… »
« Un Paris de Baudelaire, Charles Meryon, graveur ex-marin », PARIS, bibliothèque historique de la Ville de Paris, 24 rue Pavée, IVe, tél. 01 44 59 29 50, 23 avril-18 juillet.
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Charles Meryon : le spleen de Paris
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°557 du 1 avril 2004, avec le titre suivant : Charles Meryon : le spleen de Paris