En son temps, au début du XXe siècle, Jules De Bruycker était reconnu en Belgique comme un maître de l’eau-forte. En exposant ses dessins, le Musée des beaux-arts de Gand propose de redécouvrir aussi le talent de coloriste de ce misanthrope humaniste.
Un misanthrope empathique qui aimait les gens. C’est par ce paradoxe qu’on pourrait décrire Jules De Bruycker, graveur et dessinateur belge, né à Gand en 1870 et mort dans la même ville, 75 ans plus tard, en 1945. Celui qui ne goûtait que peu la compagnie de ses semblables aimait pourtant les observer et les représenter. À travers eux, il se plaisait à montrer la vie sous tous ses aspects : celle qui crépite dans les marchés ou aux environs du théâtre, celle qui se débride dans les fêtes, souffre à travers les miséreux, les marginaux ou les soldats des tranchées, ou se recueille dans les églises… S’il fut exposé de son vivant en Europe et aux États-Unis, Jules De Bruycker a été quelque peu oublié. N’a-t-il pas assez pensé à sa carrière en passant sa vie à Gand plutôt que de s’établir à Paris, tout proche et capitale des arts ? S’il a certes séjourné à Londres où il s’est exilé pendant la Première Guerre mondiale et voyagé à Paris et dans le nord de la France, Jules De Bruycker reste tout au long de sa vie intimement attaché à sa ville natale. En témoigne cette scène de carnaval, sur la place du marché de Gand.À partir du 22 mars, le Musée des beaux-arts de la ville qui lui fut si chère met en lumière une facette moins connue de sa création, le dessin, dans une vaste rétrospective de 150 œuvres. Car si ce fin observateur des êtres humains, contemporain de James Ensor, est reconnu en Belgique comme l’un des graveurs les plus innovants de la première moitié du XXe siècle, le dessin l’accompagne tout au long de sa vie. Après avoir exercé le métier de tapissier dans l’entreprise familiale, celui qui s’est formé à l’Académie des beaux-arts de Gand cherche sa voie en tant qu’artiste à partir des années 1900. « Il a débuté comme dessinateur. Ses gravures seront toujours fondées sur des dessins », observe Johan De Smet, conservateur en chef du Musée des beaux-arts de Gand et commissaire de l’exposition. Ces derniers révèlent notamment son talent de coloriste. Car si Jules De Bruycker aime croquer des scènes au gré de ses déambulations, il compose également des dessins ambitieux, parfois monumentaux, aux couleurs à la fois douces et très expressionnistes.
Décidément, Jules De Bruycker ne manque pas d’humour. Il inscrit le titre de son œuvre, Carnaval (Karneval en néerlandais) sur l’une des affiches faisant la publicité des festivités ! D’ailleurs, les inscriptions rythment cette composition – ici, donc, au premier plan, à droite derrière les géants pour indiquer le nom d’une attraction « In de Hel » – qui en néerlandais signifie « en enfer » –, ou encore, en haut à gauche, « Callewaert », célèbre café gantois ! Devant celui-ci, on reconnaît la statue qui domine la place du marché de Gand, où se déroule le carnaval. « Très attaché à la ville de Gand, Jules De Bruycker aime représenter de façon extrêmement détaillée des éléments de réalité, qu’il mêle à des motifs fantaisistes, sortis de son imagination », observe Johan De Smet, conservateur en chef du Musée des beaux-arts de Gand et commissaire de la rétrospective consacrée à l’artiste.
Les attractions ont été installées sur la place du marché, la fête bat son plein. Un wagonnet entame une folle descente sur des rails tandis qu’à l’arrière-plan, des personnages dégringolent de la structure. L’un semble entouré d’une flaque de sang (ou est-ce sa cape ?), un autre donne l’impression d’avoir perdu son pantalon (à moins que ce dernier soit simplement de couleur chair !). Pleines d’humour, les compositions de Jules De Bruycker fourmillent de détails. Ainsi, un décor s’apparente à un monstre bleu évoquant les créatures fantasmées d’un Jérôme Bosch ou d’un Pieter Bruegel, que l’artiste affectionne particulièrement. Qui est cet étrange personnage au long nez, coiffé d’un haut-de-forme et semblable à une ombre, qui semble quitter la scène ? « Ce personnage ne prend pas part aux festivités. Il évoque ces marginaux, ces mendiants perdus dans les rues. Jules De Bruycker sait observer avec acuité ces misanthropes, qui ne trouvent pas leur place dans la société », répond Johan De Smet.
Ces géants, éléments caractéristiques des kermesses en Belgique, ne sont pas seulement des constructions ou des poupées animées. Très expressifs, ils témoignent aussi de l’individualité de ceux qui les animent et leur donnent vie. De même, en dessous de ces géants, le personnage noir, soufflant dans une trompette, n’est pas seulement une figure de carnaval : on voit à travers lui une personne, qui s’amuse, et dont on peut deviner des traits de personnalité. « Jules De Bruycker dessine les êtres avec une grande empathie. Si ses personnages masqués évoquent ceux de James Ensor, ils se distinguent de ces derniers par leurs particularités, qui font d’eux des individus à part entière », relève Johan De Smet. Derrière les masques, on les voit en effet bouger, s’amuser, ressentir. Et l’artiste de nous avertir avec délicatesse : si l’heure est aujourd’hui à la fête, celle-ci sera hélas éphémère. La mort s’invite dans le carrosse au centre de la composition. L’enfer se cache derrière les géants qui s’amusent encore, et semblent ignorer cette menace.
Qui est cet être singulier mélancolique dans cette foule chaleureuse qu’il scrute à travers ses lunettes, un pinceau à la main ? L’artiste lui-même, qui s’est mis en scène dans sa composition, avec ironie. « Entouré de monstres, d’écorchés, de masques, de musiciens, de fanfares, il ne semble pas très à l’aise, et se moque de lui-même. D’ailleurs, même face à une critique élogieuse, Jules De Bruycker hésite sur sa propre qualité d’artiste », relève Johan De Smet. Ici, son teint presque gris contraste délicatement avec les traits colorés formés par les serpentins et les tâches représentant les confettis, qui mettent l’accent sur le talent de coloriste de cet artiste reconnu surtout pour ses eaux-fortes. Ces dernières constituent en effet la part la plus importante de la production de Jules De Bruycker : très prisées par des collectionneurs fidèles, elles lui assuraient des revenus réguliers. « Même si ses dessins se vendaient pourtant à des prix bien plus élevés ! », remarque Johan De Smet.
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Carnaval de Jules De Bruycker
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°782 du 1 janvier 2025, avec le titre suivant : Carnaval de Jules De Bruycker