Elle aurait pu fréquenter les bals et tenir salon. Camille Moreau-Nélaton, contemporaine des impressionnistes, préféra consacrer sa vie à la céramique. Le Musée de la céramique de Rouen projette de faire redécouvrir pour la première fois au grand public cette artiste méconnue.
Le 4 mai 1897, un incendie ravage le Bazar de la Charité à Paris. Parmi les victimes, Camille Moreau-Nélaton. Son nom est aujourd’hui méconnu du grand public. Elle fut pourtant une céramiste célèbre, passionnée, à une époque où les femmes devaient s’occuper sagement de leur foyer. Certes, elle était par ailleurs une mère de famille bourgeoise. Pas de quoi fonder un mythe, donc… Mais qu’importe. Camille Moreau-Nélaton était assez libre et enflammée pour ne se soucier ni du qu’en-dira-t-on de sa classe sociale ni d’une certaine condescendance du milieu de l’art : elle ne se soucia que de créer, jusqu’à devenir une céramiste reconnue. Dans le cadre du festival Normandie impressionniste, le Musée de la céramique de Rouen rend aujourd’hui hommage à cette artiste contemporaine de Monet et Renoir, en rassemblant pour la première fois une centaine de pièces dispersées dans des collections privées ou publiques, comme celles de la Cité de la céramique, du Musée des arts décoratifs ou du Musée d’Orsay. Et fait revivre à travers elles la délicate Camille Moreau-Nélaton.
Camille Moreau-Nélaton est née en 1840. Son père vient d’une famille modeste de marchands parisiens, tapissiers et cordiers, qui a parfois peiné à joindre les deux bouts. Lui brûle de réussir et achève de brillantes études de médecine. À la naissance de sa fille Camille, ce fils de tapissier a déjà accédé aux fonctions de chirurgien des hôpitaux de Paris. Sous le Second Empire, il devient un médecin de renom, au point d’être consulté par l’élite politique et artistique, au premier rang de laquelle la famille de l’empereur Napoléon III, dont il est le chirurgien.
Et avec un tel exemple, Camille devrait accepter le déterminisme de son sexe et de sa classe sociale ? Comme toute jeune fille de la haute bourgeoisie, elle cultive les arts avant de se marier. Avec son oncle, peintre amateur, elle apprend le dessin et la peinture. À 18 ans, en 1858, elle se marie. L’année précédente, Flaubert a publié Madame Bovary, dont l’héroïne enflammée, Emma, rattrapée par la médiocrité des mœurs de province, meurt de douleur de ne pas avoir pu vivre une vie assez belle, assez intense. Peut-être Camille n’a-t-elle pas lu ce roman qui fait alors scandale. Mais sans doute en a-t-elle entendu parler. Toujours est-il qu’elle prendra une autre voie qu’Emma. D’ailleurs, son mari n’a rien du médiocre Charles Bovary. Adolphe Moreau, qui mène une brillante carrière au Conseil d’État, est collectionneur d’art et de mobilier ancien. Lui-même est un peintre amateur non dépourvu de talent. Et cet homme de goût, de quatorze ans son aîné, se réjouit du talent de Camille, qu’il soutient comme l’avaient fait ses parents avant lui.
Camille et Adolphe ne goûtent guère les mondanités. Ils vont rarement au bal. Plutôt consacrer son temps libre à l’art. Les formations classiques, au premier rang desquelles celle dispensée par l’École des beaux-arts, sont fermées aux femmes. Camille se forme auprès du peintre animalier Auguste Bonheur, frère de cette Rosa Bonheur qui, pour mener sa carrière de peintre, n’hésitait pas à s’habiller en homme et à fréquenter les foires de bestiaux, en promettant à ses élèves qu’elles pourraient devenir des « Léonard de Vinci en jupons ». Parmi ses amis, le couple compte également un autre peintre animalier, l’Allemand Otto Weber. Il leur rend visite dans leur domaine de chasse de La Tournelle dans l’Aisne, ainsi que dans leur villégiature normande de Villers-sur-Mer, prodiguant à ces occasions des conseils à Camille. Tout naturellement, des animaux de basse-cour ou gibiers peuplent les peintures de la jeune femme. Dès 1865, à 25 ans, elle envoie au Salon deux tableaux : un Repas de sangliers et des Canards sauvages. Ils sont acceptés.
Mais en 1867, coup de tonnerre : à l’Exposition universelle, Camille Moreau-Nélaton s’arrête devant un étrange et merveilleux service, décoré par le dessinateur et graveur Félix Bracquemond. On n’a jamais rien vu de tel. La forme des pièces, éditées par le marchand Eugène Rousseau, s’inspire de la porcelaine du XVIIIe siècle. Mais le décor, japonisant, constitue une révolution dans l’art de la céramique. Des poissons et des crustacés orientaux nagent dans les assiettes, des insectes, des papillons japonisants ou des oiseaux d’horizons lointains semblent sur le point de s’en échapper. Chaque pièce du service présente un motif animal ou végétal différent. « Cet admirable et unique service décoré par Bracquemond de motifs japonais empruntés à la basse-cour et aux réservoirs de la pêche, la plus belle vaisselle récente qu’il me soit donné de connaître », s’extasie le poète Stéphane Mallarmé. Camille Moreau-Nélaton a trouvé sa voie. Elle achète un service de faïence blanche pour le décorer en s’inspirant des dessins de Bracquemond. Elle applique alors des émaux, très simples d’utilisation pour le grand public, vendus pour les loisirs des classes bourgeoises.
Mais très vite, elle ressent le besoin d’aller plus loin. Son époux collectionne la céramique ancienne, mais aussi contemporaine. Le couple se lie ainsi avec un grand céramiste, Théodore Deck. Ce dernier a ouvert une fabrique à Paris en 1857 et fait intervenir des artistes pour réaliser les décors de ses pièces. La qualité de sa production a été consacrée à l’Exposition universelle de 1867 par une médaille d’argent. Ce grand céramiste deviendra le maître de Camille. À sa suite, elle développe un style historicisant, en vogue au XIXe siècle, dont l’iconographie s’inspire du Moyen Âge et de la Renaissance. Deck envoie les plats à son domicile ; elle les décore ; il les cuit, peut-être en sa présence.
Mais bientôt, l’ardente Camille Moreau-Nélaton ressent le besoin d’expérimenter de nouveaux processus de création. En 1873, elle se tourne vers le peintre et céramiste Laurent Bouvier. Celui-ci l’initie à une technique nouvelle, celle de la « barbotine ». Cette dernière a été mise au point par le céramiste Ernest Chaplet, dans la faïencerie de François Laurin, à Bourg-la-Reine : elle consiste à appliquer en surépaisseur sur l’objet une pâte d’argile colorée dans la masse. Cette « barbotine » permet de travailler la couleur et donne à la touche un relief semblable à la peinture à l’huile, tout en permettant le repentir. Mais cette production à grande échelle appelée « céramique impressionniste », qui a connu un grand succès commercial dans les années 1860, commence à cette époque à être critiquée. En cause, la piètre qualité des pièces, fabriquées rapidement et en quantité importante pour répondre à la demande.
Camille Moreau-Nélaton ne craint pas de reprendre pour ces créations cette technique quelque peu décriée, jusqu’à la maîtriser parfaitement, en 1876. Ce qui la démarque de la « céramique impressionniste » classique ? Elle conçoit des pièces uniques, très travaillées, remarquables par leur composition, la délicatesse du dessin et leurs couleurs chatoyantes. Son style s’affirme. Tout en continuant de créer des pièces à l’esthétique historicisante, Camille Moreau-Nélaton, qui collectionne les estampes japonaises (Hokusai, Sadahide, Kuniyoshi, Shigemasa ou Kyôsai) s’inspire de plus en plus de ces dernières. Une de ses plus belles pièces, un Plat aux poissons de 1876, représente des carpes nageant sur un fond bleu où se dessinent des branches de pêcher en fleur. On hésite : est-ce de l’eau où ces branches se noient, ou un ciel dans lequel ces poissons volent comme des oiseaux ? Ce plat sera l’une des pièces majeures de la vitrine consacrée à ses productions à l’Exposition universelle de 1878. Une série de plats représente également des paysages urbains, comme des toits de Paris au clair de lune, évoquant les impressionnistes, que collectionnera son fils Étienne Moreau-Nélaton.
On ignore si Camille Moreau-Nélaton disposait d’un atelier pour créer. Sans doute se contentait-elle d’un petit espace dans une pièce. Sur ses indications, les céramistes – en particulier François Laurin à Bourg-la-Reine, puis Albert Dammouse à Sèvres – préparaient la terre dans leurs ateliers, puis la mettaient en forme par tournage ou moulage, avant de la cuire une première fois pour obtenir un « biscuit » poreux, de couleur rosée. Ils le faisaient ensuite livrer chez l’artiste. Un portrait réalisé par son fils, Étienne Moreau-Nélaton, représente Camille dans son espace de travail : elle est assise à une petite table, encombrée de brocs à eau, de bols contenant de la terre broyée et de flacons d’oxydes métalliques. À côté d’elle, sur une table d’appoint, un panier contient probablement de la terre, recouverte par un linge humide pour éviter qu’elle ne sèche. Sur le tableau, vêtue de noire, l’artiste procède dans ce petit espace à ses mélanges et colore la barbotine, pour décorer un vase posé sur la table. Les pièces ornées seront ensuite renvoyées chez le céramiste et cuites une deuxième fois, avant d’être trempées dans un bain d’émail liquide, « la couverte », avant d’être cuites une ultime fois : la couverte, vitrifiée, deviendra alors solide et transparente. Les couleurs peintes en dessous à la barbotine colorée apparaîtront vives et brillantes.
À l’Exposition universelle de 1878, elles émerveillent les visiteurs et le jury. La quasi-totalité des œuvres exposées trouvent preneur. Elles sont acquises par des musées – celui de Limoges et de Sèvres –, des collectionneurs, comme la baronne Nathaniel de Rothschild, ou des magasins spécialisés, en Europe comme aux États-Unis. Pourtant, dans les années 1880, Camille Moreau-Nélaton crée très peu de pièces. Son mari, fidèle compagnon qui soutenait avec ferveur sa carrière artistique, meurt en 1882. Elle-même connaît d’importants problèmes de santé. Et la fermeture de l’atelier de François Laurin la prive d’un collaborateur précieux. Pourtant, lorsqu’elle meurt à 57 ans dans l’incendie du Bazar de la Charité, en 1897, elle vient de retrouver dans le céramiste Albert Dammouse un associé apte à cuire ses pièces, comme l’avait été Laurin vingt ans plus tôt. Elle meurt au sommet de son art.
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Camille Moreau-Nélaton, de terre et de feu
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°734 du 1 mai 2020, avec le titre suivant : Camille Moreau-Nélaton, de terre et de feu