Photographie

Brassaï, « du surréalisme à l’art informel »

Centre national de la photographie, Hôtel Salomon de Rothschild

Le Journal des Arts

Le 1 mars 1994 - 966 mots

On ne peut que se réjouir de voir, dix ans après la disparition de l’artiste, une manifestation d’une telle envergure ; avec cependant le regret de constater que l’hommage ne lui vienne pas de la France, qu’il avait pourtant choisie, et qui lui offrit le grand prix national de la photographie en 1978.

PARIS - L’exposition, présentée maintenant au Centre national de la photographie (dans ses nouveaux locaux de la rue Berryer), a été montée à l’initiative de la fondation Tàpies de Barcelone qui lui a donné, c’est logique, une coloration propre à cette destination et à ses objectifs culturels. C’est donc une exposition "construite", et en cela fort éloignée des choix subjectifs et éclectiques que l’on voit trop souvent sous prétexte de regard rétrospectif ; élaborée autour d’une thématique juste, même si la "politique" du commanditaire y trouve évidemment son compte. Le parti-pris consiste à voir en Brassaï ce qu’il a toujours voulu être, non pas un photographe, mais un écrivain et un artiste, un personnage du monde artistique parisien qui, par le véhicule privilégié de la photographie (ouvertement offert par les médias de son temps), traite de sa vision poétique des choses, des formes et des significations éparses.

Une attitude littéraire.
Né Gyula Halàsz en 1899 dans la ville hongroise de Brasov (devenue roumaine) d’où il tirera son pseudonyme (Brassaï, celui qui vient de Brasov), fils d’un professeur de français à l’université, étudiant aux Beaux-Arts de Berlin, il arrive en 1924 à Paris. Là il fréquente des poètes, des écrivains, appartenant principalement au milieu surréaliste, et écrit des articles pour des journaux allemands. Il n’a de cesse de perfectionner son français, qu’il maniera bientôt comme l’authentique parisien qu’il sera toute sa vie, pour écrire plusieurs livres (Histoire de Marie, Paroles en l’air, Henry Miller grandeur nature). Ce n’est qu’en 1930 qu’il commence à photographier, avec cet avantage constant qui est de pouvoir lier (sinon subordonner) les images à un texte personnel, particularisme qui le différencie de son compatriote Kertész, installé lui aussi à Paris dès 1925.

De ce fait, les implications photographiques de Brassaï résultent le plus souvent d’une attitude littéraire, comme si l’image était le commentaire du texte, et non l’inverse, ce qui renvoie incontestablement à un renversement de valeurs et de points de vue, typique du surréalisme des années 30 (la deuxième vague, plus visuelle, plus artistique, plus picturale que le fondamentalisme textuel du Manifeste). Sa profession de foi : promouvoir une littérature-vérité, un texte de l’Ouï-dire, qui "œuvre selon l’esprit de la photographie", par appropriation inventive.

Bien qu’il ne soit pas un adhérent du mouvement ni du groupe de Breton, Brassaï est un membre actif de ses marges, peuplées, du reste, de proscrits et d’apostats parfois plus féconds que les hiérarques. Il publie dans presque tous les numéros de Minotaure (1933-1935) ; lorsqu’ils ne sont pas de lui, les textes sont signés Breton, Dali, Fargue. Il réitère sa collaboration avec la nouvelle revue de Skira, Labyrinthe (1945-1946). On y trouve le meilleur peut-être de la production de Brassaï : les Sculptures involontaires (en collaboration avec Dali) qui font suite à ses Objets à grande échelle, les cristaux et formations minérales en gros plan, une pomme de terre ornée de ses germes tentaculaires, intitulée magique circonstancielle.

Ce n’est pas la photographie qui est à lire seulement, il faut scruter le rapprochement avec une légende inattendue ou un texte, et les étincelles qui en résultent. La poésie est à grapiller dans le décalage : Brassaï fournit aussi les "illustrations" de l’Amour fou de Breton (1937), qui sont plus que cela, des équivalences-éclair de digressions littéraires.

Enjeux techniques et création artistique
La publication de livres de photographie est l’autre grande activité de Brassaï : Paris de nuit, en 1932, résultat de déambulations nocturnes avec, parfois, son ami Henri Miller; en tout cas, symptômes d’une atmosphère de la vie parisienne autant que d’un enjeu technique (la sensibilité des plaques à la lumière artificielle).

Voluptés de Paris (1934) sur la vie des hôtels et des bars, met en œuvre le flash, les Sculptures de Picasso (1949) aborde un autre problème de visibilité des formes, traité dans les phares d’une voiture... Au centre des préoccupations de lisibilité cette fois : les graffiti, traqués dans les années 30 (qui feront l’objet d’un livre en 1960), et les illustrations d’Anthologie de la poésie naturelle, où la subjectivité photographique rivalise d’aisance et de distance par rapport au soi-disant réel qu’elle serait censée verbaliser froidement.

Toute l’exposition met très bien en valeur ce rapport à l’œuvre d’art, à la création artistique et littéraire que Brassaï met constamment en avant, jusque dans ses Transmutations, dessins à la pointe sur négatifs de nus, reprenant la technique du cliché-verre, manifestement proches de Picasso. Il est vrai qu’ici les photographies ont été choisies pour battre avec le cœur de la fondation Tàpies: relations avec les artistes catalans (Picasso, Miró, Dali) ou avec l’esprit de Gaudi, un peu trop de portraits d’artistes peut-être (qui n’étaient après tout que le fruit d’un banal professionnalisme depuis le début du siècle). On sentait bien à Barcelone que "l’artiste" peuplait les lieux. Assurément trop de graffiti isolés, plutôt redondants, mais nécessaires – à Barcelone aussi – pour flatter la propension de Tàpies au coup de crayon enfantin (au détriment de champs all-over de graffiti, autrement plus pertinents, présentés en trop petit nombre).

Une absence volontaire : la photographie de rue et les reportages, tous ces instantanés (comme Le baiser qui figurait à Family of Man en 1955) dont on aimerait bien comprendre comment ils s’articulent avec les pièces précitées, dans l’esprit de cet adepte de l’évidence poétique naturelle. Savoir où tout cela converge pour "révéler des figures latentes", comme il le disait, justifierait largement une vraie rétrospective.

Centre national de la photographie, Hôtel S. de Rothschild, 11 rue Berryer, jusqu'au 19 mai.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°1 du 1 mars 1994, avec le titre suivant : Brassaï, « du surréalisme à l’art informel »

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