Le Grand Entretien de l'Oeil

Benjamin Millepied : Aujourd’hui, on est ridicule à côté des Ballets russes de Diaghilev

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 13 mai 2015 - 1767 mots

Le danseur étoile, chorégraphe du film Black Swan et époux de l’actrice Natalie Portman, désire remettre les créations contemporaines au centre du ballet de l’Opéra de Paris.

L’œil En quoi la danse est-elle pour vous, comme vous avez l’habitude de le dire, l’association de formes artistiques différentes ?
Benjamin Millepied Quand on met en scène des ballets, on a envie d’un environnement visuel exécuté, imaginé, par de grands artistes de notre temps. C’est intéressant de travailler avec des compositeurs, plasticiens, chorégraphes, scénographes, en synthèse avec un discours contemporain. J’aime l’idée de créations qui marquent un moment dans le temps. Certains artistes ont leur univers très particulier comme Pierre Huyghe, Jérôme Bel, François Morellet ou John Baldessari qui apportera sa touche très visuelle, conceptuelle, sur un ballet qu’il créera en 2016. Daniel Buren est déjà intervenu pour la chorégraphie de Daphnis et Chloé. Anne Teresa de Keersmaeker fait pour l’Opéra de Paris avec sa compagnie Rosas un travail de création, une exposition-performance d’après Vortex Temporum du compositeur français Gérard Grisey qui sera montrée au Centre Pompidou dans le cadre d’un partenariat avec l’institution. Sur la musique aussi il y a un travail à mener : j’essaie d’inciter de grands compositeurs à écrire des partitions ambitieuses pour le ballet, à l’instar de ce qu’avait fait Stravinski avec Le Sacre du printemps, car aujourd’hui la danse est devenue secondaire à leurs yeux.

Votre programmation, vos projets font d’ailleurs la part belle à des collaborations avec des musées ou lieux de création, aux endroits atypiques…
Cela offre des expériences nouvelles aux spectateurs, permet d’amener vers la danse un public intéressé plutôt amateur d’art contemporain au départ. Boris Charmatz va présenter dans les espaces d’accueil de Garnier un projet développé avec son équipe du Musée de la danse-Centre chorégraphique national de Rennes, déjà montré au Museum of Modern Art de New York. Nous allons également travailler plus souvent avec le Palais de Tokyo, pour y montrer nos recherches, ou pour y collaborer avec des artistes en résidence. C’est une institution où il est facile d’entreprendre, un lieu urbain que j’aime beaucoup parce que l’on s’y sent invité ; il est très fréquenté par beaucoup de jeunes, ouvert tout le temps, et cela permet de toucher de nouveaux publics.

L’art contemporain se nourrit bien de la performance, alors pourquoi pas l’inverse ?

Il est des artistes comme Tino Sehgal qui, effectivement, collaborent beaucoup avec les musées, cela crée un lien intéressant entre le public des musées et des danseurs, chorégraphes, qui amènent un autre discours. C’est ainsi le choix de Anne Teresa de Keersmaeker de vouloir se produire au Wiels à Bruxelles, au Centre Pompidou à Paris, à la Tate à Londres.

Avec quels plasticiens aimeriez-vous travailler ?

Difficile de donner des noms, il y en a beaucoup ! Kieffer, Soulages, Buren, des artistes japonais, des architectes… Chaque projet mené dicte le choix du plasticien vers lequel se tourner.

Vous-même êtes un artiste pluridisciplinaire…
Je prends en effet beaucoup de photos, et je filme : pour le site Internet de l’Opéra de Paris, j’ai réalisé dix-sept courts métrages sur les étoiles du Ballet. Et pour ce que nous voulons être une troisième scène, une plate-forme de création virtuelle, nous allons faire appel à des cinéastes, écrivains, auteurs de bandes dessinées, philosophes, photographes, à partir de septembre prochain, pour mieux tisser des liens avec les jeunes générations.

Les musées sont-ils des lieux que vous fréquentez souvent ?
Oui, quand j’habitais aux États-Unis, j’aimais flâner au Metropolitan de New York, dans l’ancien MoMA, plus intime pour apprécier les œuvres que l’actuel, ou encore me rendre à la Dia Art Foundation. À Paris, je dois encore prendre mes marques.

Collectionnez-vous ?
Oui, un peu. Je collectionne des photos, vintages ou récentes. J’ai des tirages de Lartigues, Callahan, Tillmans, par exemple. En peinture, je possède des œuvres de jeunes artistes, des coups de cœur. Je les achète en galerie, lors de ventes aux enchères, aux puces, et souvent directement auprès des artistes que je connais. Je suis un grand fan de design aussi, danois, américain, allemand, des années 1930, 1940 et 1950. J’ai des pièces Bauhaus entre autres, qui sont restées aux États-Unis. J’aime dénicher des éléments insolites, des exemplaires uniques, je n’ai pas de snobisme par rapport à ça, ce sont des meubles avec lesquels j’ai envie de vivre.

Quelle vision avez-vous de Paris aujourd’hui, vous qui avez longtemps vécu aux États-Unis ?
Paris a une richesse culturelle incroyable : tous ces spectacles, toutes ces salles remplies ! Je suis très étonné du nombre de librairies ici : outre-Atlantique elles ont toutes fermé les unes après les autres, remplacées par des banques. ll n’y existe plus aucune librairie spécialisée, c’est dramatique. À Paris, on sent cette force de la culture, laquelle fait partie de l’éducation ; d’ailleurs, regardez tous les enfants que l’on croise dans les musées parisiens ! Dans le domaine de la danse, à Paris on peut voir vraiment tout, c’est ce qui me plaît ; le public accueille toutes les formes à bras ouverts. D’ailleurs, pendant longtemps des chorégraphes américains comme Merce Cunningham ou Trisha Brown ont été connus en France avant de l’être aux États-Unis.

Vous êtes à la fois manager, maître de ballet, danseur étoile… lequel de ces costumes endossez-vous avec le plus de plaisir ?
Je suis avant tout un créateur, c’est ce qui me porte. J’ai besoin d’imaginer une chorégraphie, j’aime faire des images, gérer la lumière, ce sont mes passions… Mais être directeur du ballet de l’Opéra de Paris, que je considère comme le meilleur au monde, génère beaucoup de pression mais également beaucoup de satisfaction : j’aime la psychologie, être à l’écoute pour faire avancer artistiquement les danseurs, c’est tellement une question de confiance ce métier : les aider à ce qu’ils n’aient pas peur d’être eux-mêmes, les guider pour qu’ils soient le plus expressif possible en scène.

Comment expliquez-vous qu’avec cette richesse culturelle, ces moyens dont on dispose, nos étoiles ne rayonnent pas plus à l’international ?
Il y a une nouvelle génération à pousser en avant, à l’international. Et c’est le travail d’un directeur, d’aller voir ses homologues, de les persuader d’inviter ses danseurs. Chaque artiste a ses qualités à valoriser, ses différences qui ne sont pas des défauts mais des atouts. L’un est plus timide, par exemple, mais a une grâce particulière, il faut lui offrir la proposition qui lui convient le mieux. Il faut faire en sorte que chacun puisse être dans l’expression entière de sa personnalité. Tout cela est passionnant.

Pour que les étoiles du Ballet soient plus connues du grand public, que préconisez-vous ?
Avant tout proposer des œuvres fortes, qui ont du sens artistiquement par rapport à l’évolution du répertoire. Et puis inviter de jeunes danseurs à la réputation déjà internationale comme l’Américain Justin Peck, pour faire venir d’autres spectateurs.

Quel est pour vous l’atout majeur du Ballet de l’Opéra de Paris ?
Préserver l’élégance, le charme, a été une constante dans l’histoire du ballet français, alors que le ballet russe est plus dans la technique et la virtuosité. Il ne faut pas être prisonnier d’un alignement parfait : un ballet, ce n’est pas un beau papier peint, il faut que ça danse ! Mais en même temps, on ne peut pas dire qu’un artiste comme Baryshnikov n’était pas élégant. Alors, pourquoi ne pas pousser cette virtuosité nous aussi ? L’exemple fort du ballet français de ces dernières années c’est Nicolas Leriche, ou Manuel Legris, ou encore Benjamin Pech.

Votre saison de danse, qui a l’ambition d’attirer de grands noms, va-t-elle coûter plus cher ?
Non, je fais juste des ballets plus courts. J’en fais trois là où il y en avait un, cela me permet de proposer davantage de créations : je ne suis pas là pour faire du curating de musée, même si c’est très important de savoir mettre en valeur des œuvres. Mais il y a d’abord un répertoire à renouveler.

Vous êtes décidément plus axé sur la création contemporaine que sur le fait de revisiter le répertoire classique…
Ce qu’ont mis en scène ici même les Ballets russes de Serge Diaghilev il y a un siècle, ce n’était pratiquement que des choses nouvelles. Les écrivains étaient intéressés, ils venaient du théâtre, créaient pour la danse, les productions montées étaient folles… Aujourd’hui, on est ridicule à côté, sérieusement ! Ils prenaient des risques, innovaient. Il faut refaire des projets fous, pour le plaisir de la danse et du spectacle.

Vous avez dit être fasciné par l’Ircam, l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique du Centre Pompidou. Allez-vous collaborer avec lui ?

Bien sûr, nous allons travailler par exemple avec l’Ircam sur une création en l’honneur de Pierre Boulez. On pourrait passer une année entière avec ces chercheurs ! Quelle chance de les avoir, il faut se servir de toutes leurs possibilités techniques, informatiques… Comme il faut être ouvert à d’autres institutions.

Depuis que vous êtes à l’Opéra de Paris, il semble qu’avec le directeur, Stéphane Lissner,
vous faites merveille pour trouver des recettes auprès de mécènes : pas de tabou à ce sujet ?

Nous avons besoin de lever des fonds et je reviens d’un pays, les États-Unis, où il n’existe que ce type de financement. Donc cela me paraît naturel, même si, pour autant, il ne faut pas que l’État se désengage de la culture, car son soutien aux artistes est quelque chose de fantastique, que ce soit pour le cinéma, les libraires, le théâtre, la danse, les arts plastiques…

De votre compagnie de Los Angeles à la troupe de danseurs de l’Opéra de Paris, vous changez d’échelle : cela vous impressionne-t-il ?
L.A. Dance Project était une compagnie de quinze danseurs, mais aussi un collectif de créateurs (compositeur, producteur audiovisuel, conseiller en art, plasticiens…) et avant cela j’ai fait partie d’une grande compagnie de cent danseurs, le New York City Ballet. Une compagnie qui a eu une place très importante dans le ballet du XXe siècle, dans l’histoire de la danse classique. Et j’ai dansé avec l’un des plus grands chorégraphes, Balanchine. J’ai aussi dix ans d’expérience de production de spectacles, de fundraising, de management…

Qu’est-ce qui est le plus difficile dans votre rôle de directeur du Ballet de l’Opéra de Paris ?
Beaucoup de choses dans le système actuel rendent le travail artistique difficile, l’emploi du temps des danseurs, par exemple. Et il y a certaines lourdeurs, c’est un grand groupe.

Repères

1977
Naissance à Bordeaux

1990
Conservatoire national supérieur musique et danse de Lyon

1993
Intègre la School of American Ballet, l’école de danse du New York City Ballet

2001
Devient Étoile du New York City Ballet

2012
Il fonde sa compagnie LA Dance Project, à Los Angeles

2014
Directeur de la danse du ballet de l’Opéra de Paris

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°680 du 1 juin 2015, avec le titre suivant : Benjamin Millepied : Aujourd’hui, on est ridicule à côté des Ballets russes de Diaghilev

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