Jean-Michel Basquiat, artiste météore des années quatre-vingt, est mort en 1988, fauché par la drogue en pleine gloire, à l’âge de vingt-sept ans. Ancré dans le mouvement graffitiste, son œuvre a très rapidement été reconnue par le monde de l’art new-yorkais, puis européen. Un autre peintre américain, Julian Schnabel, lui a consacré un film qui vient de sortir à New York. Il s’explique sur sa nouvelle expérience de réalisateur.
Pourquoi avez-vous décidé de faire un film sur Jean-Michel Basquiat ?
Après la mort de Jean-Michel, un journaliste du New York Times a écrit un très mauvais article sur une exposition dans une galerie de New York. Il affirmait que si Jean-Michel avait étudié dans une école d’art, il aurait peut-être pu devenir un bon artiste, ce qui est la chose la plus stupide que j’ai jamais lue. J’ai alors eu envie de lui rendre hommage, de raconter son histoire telle que je l’avais vécue comme témoin, en étant l’un de ses amis. Quelqu’un est venu m’interviewer à propos de Jean-Michel et je me suis retrouvé, pour essayer de rétablir la vérité, à écrire le scénario et à faire le film moi-même. Un autre allait le faire et, en tant qu’artiste je me sentais plus qualifié qu’un "touriste" pour le réaliser.
Avec ce film, vous rendez hommage à Basquiat. S’adresse-t-il plus à l’ami ou à l’artiste ?
L’art de Jean-Michel est déjà très connu et je ne pense pas qu’il soit difficile à comprendre. Mais je crois qu’il n’a pas eu le respect qu’il méritait lorsqu’il était en vie. De cette façon, c’est un hommage que je lui rend. Avec ce film, il est certain que davantage de gens apprendront qui il était, et j’espère qu’ils iront voir ses peintures. Son histoire est intéressante parce que c’est celle de quelqu’un de jeune qui fait quelque chose d’extraordinaire, de rare, d’exceptionnel. Tout le monde souhaite être quelqu’un de rare, mais lorsqu’on le devient, on est tué, suicidé par la société, un peu comme Van Gogh, tout simplement parce qu’on est différent. Je pense que c’est la loi.
La famille de Basquiat a refusé de coopérer avec vous. Vous avez donc peint les tableaux qui apparaissent dans le film ?
Je n’ai jamais bien compris pourquoi son père ne m’avait pas autorisé à utiliser ses tableaux. Je crois qu’il est encore très troublé par la mort de son fils et il n’a pas voulu lire le scénario. Je me suis arrangé avec les peintres qui travaillaient sur le décor. J’en ai réalisé une partie et je leur ai montré comment faire. Il s’avère qu’ils ressemblent vraiment aux tableaux de Jean-Michel, pas à des œuvres spécifiques mais ils donnent une bonne idée de sa peinture. Il est évident que je me sens plus proche de lui maintenant. D’une certaine manière, pour les peindre, il a fallu que je pénètre dans son âme. J’étais déjà très occupé, je n’avais pas besoin de travail en plus. Je suppose donc que cette tâche me tenait à cœur. Plus j’avançais sur le film, et plus j’étais intéressé par son travail. Après tout, ce film n’est pas un documentaire.
Plusieurs films viennent d’être réalisés par des artistes. Cette tendance vous a-t-elle influencé ?
Non, j’ai commencé à travailler sur ce film il y a cinq ans. Si j’avais pu le réaliser plus vite, je l’aurais fait, mais cela m’a pris cinq ans et trente-deux jours de tournage. C’est le premier long métrage consacré à un artiste américain, et probablement le seul réalisé par un peintre sur un autre peintre. Cela ne veut pas dire que c’est un bon film, c’est juste le premier du genre.
Qu’avez-vous le plus apprécié dans cette nouvelle expérience de réalisateur ?
Je crois que le travail avec les acteurs est ce qui m’a le plus captivé. La plupart sont des amis. J’adore travailler avec eux, ce sont des gens formidables qui peuvent s’emparer d’une réplique que vous avez écrite et en faire quelque chose de plus beau que tout ce que vous auriez pu imaginer. C’était vraiment magique. Tourner en extérieurs au milieu de la nuit, à New York, c’était un peu comme être engagé dans une bataille, à la guerre. C’était hors du temps.
Vous considérez-vous désormais comme un réalisateur et souhaitez-vous faire d’autres films ?
Je ne sais pas combien il faut en faire pour être réalisateur, peut-être un seul. Au départ, je ne voulais pas faire ce film, mais j’ai dû m’y résoudre car quelqu’un d’autre allait s’en charger et cela n’aurait pas été le "bon" film. J’ai voulu m’assurer qu’il serait juste. J’en ferai probablement un autre, mais je ne suis pas pressé.
Une partie des acteurs que vous avez choisis sont des stars du Rock. Est-ce lié à la vie de Basquiat ?
David Bowie dans le rôle d’Andy Warhol était comme son jumeau. J’ai pensé qu’il était plus intéressant d’avoir quelqu’un qui soit une sorte d’icône pop pour en jouer une autre plutôt qu’un acteur qui n’aurait pas réellement ressemblé à Andy Warhol. Pour les gens qui l’ont connu, il est très proche de lui. Courtney Love est une bonne actrice, très professionnelle. C’était un plaisir de travailler avec elle. Il y a beaucoup de musique dans le film : une nouvelle chanson de David Bowie, quelques groupes peu connus, mais aussi Van Morrison, Keith Richards, Charlie Parker, Miles Davis. Pour le film, j’ai utilisé au maximum ce que Jean-Michel écoutait. Il avait un sens musical raffiné et une collection de disques très variés.
Quel public pensez-vous toucher ?
Je pense que ce film est intéressant pour les jeunes car même si l’histoire est triste, elle insiste sur l’importance d’être présent pendant sa jeunesse. Je ne crois pas qu’on ait besoin de connaître le monde de l’art ou de savoir ce qu’est un artiste pour apprécier ce film. En réalité, je pense qu’il sera même plus intéressant pour quelqu’un qui ne connaît rien de Jean-Michel ni de ce milieu. Cela a été une grande surprise pour les distributeurs, qui craignaient qu’il ne s’adresse qu’à un public restreint.
Qui a produit le film ?
Personne ne voulait le faire, je me suis donc décidé, avec deux amis, à le produire moi-même. Lorsque le film a été terminé, beaucoup de distributeurs en ont entendu du bien et sont venus le voir sur la table de montage. J’ai choisi Miramax qui, après avoir lu une première fois le scénario, m’avait conseillé d’épargner mon argent, pensant que personne ne serait intéressé. Mais quand ils ont vu le film, ils ont changé d’avis. J’ai réussi à garder le pouvoir de décision finale, ce qui est très rare. Cela m’était égal de gagner ou non de l’argent, je voulais juste faire le film tel que je le voyais.
Basquiat de Julian Schnabel, avec Jeffrey Wright, David Bowie, Dennis Hopper, Courtney Love et Christopher Walken.
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Basquiat par Schnabel
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Abonnez-vous dès 1 €A lire l’imposante monographie en deux volumes que vient de publier la galerie Enrico Navarra. Outre des textes de Richard D. Marshall, en particulier sur "Jean-Michel Basquiat et ses sujets", et de Jean-Louis Prat, l’ouvrage est enrichi de nombreux témoignages de personnalités qui ont cotoyé l’artiste : Yvon Lambert, Daniel Templon, Thaddaeus Ropac, Bruno Bischofberger, Tony Shafrazi, Michael Wars Stout…
Jean-Michel Basquiat, édition Galerie Enrico Navarra, deux volumes, 176 p. et 400 p., textes en français et en anglais, 950 F.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°28 du 1 septembre 1996, avec le titre suivant : Basquiat par Schnabel