Des chaises désertées de leurs occupants, des salles de travail vides de tout personnel, la garniture mise à nu d’un fauteuil sur le dossier duquel sont attachés gants et bracelets provenant de la dernière collection créée par Martin Margiela pour Hermès, les différentes vues qu’offre une chaise sur l’espace dans lequel elle se trouve..., la dernière exposition que présente la fondation Guerlain avant sa dissolution est pour le moins forte de symbole. Intitulée « Artéfacts, la vie secrète des choses », elle vise à mettre en exergue une production artistique, pour l’essentiel photographique, qui souligne ce moment d’après, cet instant où, plus personne n’étant là pour en faire usage, le monde des objets n’est plus livré qu’à sa seule réflexion. Un peu comme un théâtre le rideau une fois tombé, les spectateurs partis et la troupe attablée au restaurant voisin dans le brouhaha de la nuit, la scène seule restant dans la lumière. Si, en ce domaine, dans les années 1920, les pionniers de l’image photographique avaient déjà donné le ton, notamment ceux qui s’intéressaient à l’architecture et à l’espace urbain, force est de constater que de plus en plus d’artistes contemporains sont attirés par ces situations. Leur force d’impact visuel qui se réfère à l’idée convenue de la nature morte est si autoritaire qu’on ne saurait dire si elles sont trouvées, telles quelles et saisies dans la crudité de leur évidence, ou si elles sont des artéfacts, des arrangements du réel.
Quelque chose d’ambigu est en effet à l’œuvre dans ces images et ces objets, quelque chose qui ne peut que nous faire douter de ce que nous voyons. Ces lieux de vie qui nous sont montrés n’ont pas pour destination ordinaire d’être ainsi privés de son et d’animation – et l’on pense à la vanité d’un poste de télévision branché mais muet et bloqué sur une image. Une situation somme toute intolérable. Mais la photo n’est pas la télé et la télé encore moins une œuvre d’art. Aussi les images que rassemble « Artéfacts » nous fascinent-elles par ce qu’elles nous offrent paradoxalement de
secret et de monumental, de particulier et de banal, et pour tout dire de suspens et d’animé. « Chaque scène exposée semble organisée autour d’une histoire singulière avec sa propre intensité. Chaque œuvre possède une charge affective qui résonne de la vie encore toute proche », note Aline Pujo, la commissaire de l’exposition, dans le catalogue de l’exposition. Le vide quasi sidéral que montrent la Place de l’indépendance de l’Ouzbékistan de Rip Hopkins, la Pension Anatoli Vassiliev de Carole Fékété, la vue du Vitra Design Museum de Candida Höfer ou bien encore cette image de l’Amphithéâtre de l’école de médecine de Lucien Hervé laisse au regard toute latitude pour occuper l’espace. Pour l’envahir au sens propre du mot, c’est-à-dire aller dedans, le pénétrer. Comme on pénètre un secret. À la façon dont on dit communément que le moins délivre le plus, que l’absence sanctionne encore plus fortement l’idée de présence, les œuvres présentées à la fondation Guerlain « parlent » aussi puissamment qu’elles taisent l’histoire de ce qu’elles montrent. Ce qu’elles nous en livrent n’est qu’un instant donné, mais un instant d’éternité qui passe. Une lecture du temps, un « moment d’histoire visible », comme le dit encore Aline Pujo.
« Artéfacts » est donc la dernière exposition de la fondation d’Art contemporain Daniel & Florence Guerlain qui fermera ses portes à la fin de l’année. On ne pourra évidemment que le regretter. Ceux qui ont suivi son activité depuis bientôt dix ans ont pu apprécier la passion vraie et généreuse qui animaient ses fondateurs. Reconnue d’utilité publique dès 1996, la fondation n’a jamais failli à cette qualité et a offert au public le plus divers une programmation de haut niveau. La décision de Daniel et Florence Guerlain de changer de mode opératoire s’explique par l’absence d’un potentiel développement, compte tenu d’un certain isolement aussi bien géographique que médiatique. Bien sûr, ceux-ci n’ont pas dit leur dernier mot. Après que le retrait de reconnaissance d’utilité publique sera enregistré par les pouvoirs publics, dévolution du patrimoine de la fondation sera faite à l’Académie des beaux-arts dans le cadre d’une fondation abritée, et une convention sera établie avec cette honorable institution sur la finalité de cette nouvelle structure. Le souhait de Daniel et Florence Guerlain est de mettre sur pied un prix de dessin, de sorte à poursuivre l’action entamée sur le terrain de cet art contemporain qui leur est cher, et dont ils tiennent à défendre encore et toujours les idées, les formes et les couleurs.
« Artéfacts, la vie secrète des choses », LES MESNULS (78), fondation d’Art contemporain Daniel & Florence Guerlain, 5, rue de la Vallée, tél. 01 34 86 23 24, 23 septembre-12 décembre.
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Artéfacts, le temps d’après
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°562 du 1 octobre 2004, avec le titre suivant : Artéfacts, le temps d’après