L’art de la Renaissance s’est développé parallèlement à la mise en place de l’économie moderne. La passionnante exposition du Palais Strozzi, à Florence, met en lumière les liens qui unirent les artistes et les banquiers qui devinrent collectionneurs mécènes d’abord pour le salut de leur âme.
« Avaritia » : l’avarice. L’opprobre est inscrit sur une bannière portée par un démon sur le chemin conduisant aux enfers. Ce fragment du Triomphe de la mort, peint en grand au milieu du XIVe siècle sur les murs de l’église de Santa Croce de Florence sous l’influence de Giotto, a été retrouvé en 1942, planqué derrière un autel. Il serait, nous dit Giorgio Vasari, le biographe des peintres de la Renaissance italienne, l’œuvre d’Andrea di Cione, surnommé Orcagna, qui, à l’en croire, aurait repris presque à l’identique les motifs de la fresque de l’Enfer qu’il aurait réalisée au Campo Santo à Pise. Orcagna était un artiste célébré à Florence, qui a accouché de visions de plus en plus tourmentées, faisant notamment suite à la terrible épidémie de peste bubonique en 1348, qui a tué les trois quarts de la population du nord de la péninsule. Avec son frère Bernardo (« Nardo »), il est l’auteur de l’Enfer et du Paradis peints dans la chapelle Strozzi de la basilique Santa Maria Novella de la ville. Sur ce fragment lacunaire, Satan est entouré de pécheurs en train de se battre sans prendre garde aux démons qui les excitent et aux serpents s’enroulant autour de leurs jambes, aux dragons et aux chimères à têtes bestiales qui progressent sur cette route de pierre. La composition est manifestement inspirée des chants de Dante. Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer à quel point ces images de damnation pouvaient être parlantes pour les contemporains d’Orcagna. Les prélats et les puissants n’échappaient pas au supplice : il suffit de les voir se bousculer dans le Jugement dernier peint par Fra Angelico dans les années 1430. Une exposition fort originale ouverte à Florence suggère que la tension engendrée par cette immense angoisse de l’outre-tombe, entretenue par l’Église, mais confrontée à l’accumulation des richesses de la ville, a été un élément constitutif de l’expression artistique de l’époque. Une tension qui n’a pas dû manquer non plus de se manifester dans l’élaboration de l’exposition elle-même, dans la mesure où elle a été confiée à une historienne de l’art italienne, tout ce qu’il y a de plus classique, Ludovica Sebregondi, et à un romancier britannique qui aime bien bousculer les idées reçues, mais aussi traducteur d’italien et auteur d’un essai sur la Florence médicéenne du XVe siècle, Tim Parks. James Bradburne, directeur du Palais Strozzi, a fini par accrocher deux cartels sous la moitié des tableaux, pour que chacun puisse avoir son mot à dire : on ne sait trop si l’on doit le féliciter de l’émulation intellectuelle qui résulte de cette innovation ou du stoïcisme dont il eut à faire preuve dans les mois précédant le vernissage. L’image sainte
de l’accumulation capitaliste C’est en ce XVe siècle que la République patricienne réussit à étendre progressivement l’usage de sa monnaie, le florin, en Europe. La version en or était toute petite (à peine le diamètre d’une pièce de cinq centimes d’euro), mais elle pesait 3,53 g d’or pratiquement pur (24 ct). Le même poids d’or aujourd’hui vaut cent cinquante euros. Du sérieux, autrement dit, pour des échanges commerciaux et monétaires relativement importants. Sur une face, était frappée la fleur de lys, symbole de la cité toscane, sur l’autre son saint patron, Jean le Baptiste. On ne pouvait trouver image plus paradoxale : l’ermite sale et pouilleux, vêtu de peau de chameau, vivant dans le désert d’eau et de sauterelles grillées, devenant l’emblème des immenses fortunes commerçantes et bancaires dont les Médicis allaient constituer la figure de proue. Apparemment indifférent à cette contradiction, le saint tient le doigt levé vers le ciel pour annoncer la venue du Christ. Autrement dit, les gouverneurs de la Monnaie, qui pendant plus de trois siècles accordèrent une attention toute particulière à la frappe de cet outil de puissance de la Toscane, prétendaient faire bonne alliance entre la venue du Sauveur dans le dénuement le plus total et celle de la richesse matérielle dans leur commune. Tim Parks a de bonnes raisons de souligner combien l’iconographie qui se met ainsi en place s’organise autour de ce déni : sur l’illustration d’un manuel de la Monnaie, édité en 1341, le saint, revêtu du manteau impérial rouge, est entouré de pièces de monnaie qui « ressemblent furieusement à des halos ». D’ici à clamer que l’argent est sacré… Il y eut bien des résistances. Banquier et fin lettré, Palla di Onorio Strozzi, nous rappelle Dora Liscia Bemporad dans le catalogue, « fut très attaqué, en 1423, pour avoir exposé la sublime Adoration des mages de Gentile da Fabriano dans sa chapelle de l’église de la Sainte-Trinité ». Avec Le Couronnement de la Vierge (voir ci-contre), cette scène était une des préférées de la bourgeoisie marchande. L’influente confraternité religieuse des Mages, qui fut longtemps présidée par le directeur de la compagnie bancaire des Médicis, commanda le même sujet à Cosimo Rosselli, dont le tableau figure dans l’exposition. La crèche dans laquelle le nouveau-né était posé sur la paille, réchauffée par l’haleine des animaux, se transforme en temple trois étoiles dans lequel les acteurs rivalisent d’élégance. L’étalage de la richesse des Rois mages est érigé en vertu. D’une image sainte, les artistes font un plaidoyer pour l’accumulation capitaliste. Le mécénat à seules fins
d’adoucir l’angoisse de la mort Mais il fallait rester relativement discret dans ce déploiement d’or, d’argent, de bijoux, de couronnes et de brocarts, qui se jouait aussi bien sur les tableaux qu’à la messe. D’autant qu’une résistance s’établit autour des lois somptuaires. Ces prescriptions réglementant les fêtes, les cérémonies et les habits des différentes classes de la société se sont répandues à la fin du Moyen Âge dans les grandes cités commerçantes du continent, dans un effort désespéré de figer le vieil ordre des choses. Rien n’était laissé au hasard, jusqu’aux portions des invités à un banquet ou au nombre de boutons des habits du dimanche. En principe, car le moindre détail donnait régulièrement lieu à des débats scolastiques sans fin. Il n’est pas toujours évident de compter les rubans d’une robe. Plusieurs motivations se retrouvaient dans ces lois, animées par une préoccupation morale mais aussi sociale (les moins fortunés étaient dissuadés de s’endetter à vie pour des fêtes de mariage démesurées). Mais il s’agissait aussi pour l’Église, souligne Tim Parks, d’une volonté de « s’opposer à toute flexibilité sociale », entraînée par la monétarisation des relations sociales. En fait, les lois perdirent progressivement de leur sens. Une partie de la noblesse et de la bourgeoisie en fut exemptée. Quand les sanctions, qui pouvaient aller jusqu’à fouetter en public une pauvre fille qui avait eu le malheur de s’habiller au-dessus de son rang, se réduisirent à des amendes pécuniaires, elles furent plus ou moins assimilées à une taxe sur la consommation. Et dans les tableaux privés, certains n’hésitaient pas à se faire portraiturer dans des atours d’un luxe extravagant, fussent-ils proscrits. L’essor de la finance florentine trouvait un obstacle non moins redoutable dans l’interdiction pour les fidèles de retirer des intérêts de leurs prêts, par respect pour la lettre de la Bible. Dans son livre, Tim Parks a raconté comment les banquiers ont pu contourner la difficulté par l’invention des lettres de change, utilisées à travers l’Europe, sur lesquelles une marge confortable était prélevée en jouant des taux de change variables : « Qui a besoin d’intérêts quand il peut dégager un profit de 10 ou 15 % sur une transaction financière ? » ironise-t-il. Les censeurs sourcilleux eurent beau protester quand les échanges se firent de plus en plus virtuels, entre-temps le Saint-Siège, passé lui aussi sous le régime de l’économie moderne, était devenu le premier client des banques toscanes. Mais même les grands banquiers ou gouvernants n’échappaient pas à la crainte d’être plus tard précipités dans les flammes de l’enfer. Dans une scène de genre d’un émule de Memling, Jan Provost, un financier inquiet tend une lettre de change à la Mort, avec l’air de lui demander : « Ai-je bien fait ? » Pour Tim Parks, l’art n’était pas seulement utilisé comme propagande, il servait à alléger cette peur infinie de la mort et de ses conséquences. Les dons prenaient une valeur magique. Avant même la formation de collections particulières, le mécénat allait d’abord aux bonnes œuvres. La plus grande commande de Cosme de Médicis fut ainsi la reconstruction du vieux couvent San Marco par Michelozzo, dont le décor fut confié à Fra Angelico. Que son petit-fils, Laurent le Magnifique, eut la malencontreuse idée de confier à Savonarole, prédicateur fervent qui fit brûler les tableaux en place publique et appela à la révolte contre cette corruption des mœurs par l’alliage de l’art et de l’argent.
En 1372, la Monnaie de Florence passa commande de ce grand autel dédié au Couronnement de la Vierge. Il serait l’œuvre de trois peintres, probablement guidés par Jacopo di Cione, frère d’Andrea et Bernardo. Cette œuvre monumentale, de 3,50 m sur près de 2 m, regorge d’armoiries des grandes familles et des symboles de la ville (saint Jean-Baptiste en bonne place, le même figurant sur le florin d’or qui avait bâti la réputation de la petite cité marchande à travers l’Europe). Les magistrats avaient commandé un cadre spécial au sculpteur Giovanni d’Ambrogio, orné des armes de la commune et des guildes marchandes et bancaires. Restée jusqu’après le milieu du XIXe siècle dans l’hôtel des gouverneurs de la Monnaie, près du Palazzo dei Priori, aujourd’hui à la Galerie des Offices, la peinture a été restaurée pour l’exposition. Le « couronnement de la Vierge » est devenu un thème extrêmement populaire du XIVe siècle, dans lequel les artistes pouvaient célébrer l’opulence sur des fonds d’or typiques du gothique. Le Christ chassant les marchands du temple n’était pas exactement le genre de refrain que les armateurs, commerçants et financiers de la bourgeoisie montante souhaitaient entendre. Mais sa mère, si pure, ceinte d’une couronne d’or, alors là…
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Art et argent - La beauté : ticket d’entrée pour le paradis
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Money and Beauty. Botticelli, les banquiers et le bûcher des vanités », jusqu’au 22 janvier 2012. Palazzo Strozzi à Florence. Ouvert tous les jours de 9 h à 20 h. tarifs : 10 et 8,5 e. www.palazzostrozzi.org
Le Palais Strozzi. Il a fallu détruire quinze bâtiments en plein cœur de Florence pour construire, entre 1489 et 1505, le palais. Pollaiolo, architecte florentin de renom, y retient du langage antique : un réseau d’arcades, une corniche et des chapiteaux corinthiens. Il conserve toutefois le vocabulaire de la Renaissance avec le bossage rustique en façade et une tripartition horizontale conférant au bâtiment une force qui traduit les aspirations politiques de la famille Strozzi. Habité par les Strozzi jusqu’en 1907, le palais ouvre ses portes depuis les années 1940 à des expositions temporaires.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°639 du 1 octobre 2011, avec le titre suivant : Art et argent - La beauté : ticket d’entrée pour le paradis