"Antagonismes" est au moins un titre réaliste – à défaut d’être clair – pour désigner l’exposition de "Trente ans de photographie autrichienne, 1960-1990" présentée au Centre national de la photographie (CNP), à l’initiative du ministère des Arts d’Autriche et de l’Institut culturel autrichien de Paris, sous le commissariat de Jacqueline Salmon. Antagonismes qu’il valait mieux admettre et tenter de canaliser plutôt que de leur chercher une alternative, mais par nature, l’antagonisme est bien difficile à gérer.
PARIS - Rien n’est plus malaisé à réussir, certainement, qu’une exposition agencée autour de l’idée d’"identité nationale", réelle ou supposée, transmise par des œuvres plastiques et par des individus fondamentalement hétérogènes. Les premiers problèmes naissent de la définition même de cette identité, et quand cela concerne l’Autriche, pays qui a beaucoup évolué mais porte encore de nombreuses plaies et cicatrices, la difficulté relève à proprement parler de l’expression "la croix et la bannière".
Dans les années cinquante, l’Autriche se réveillait veuve de Schönberg, de Wittgenstein, de Freud et de Musil, tous morts à l’étranger, mais le pays ignorait encore la valeur de ces pertes. Quant à savoir comment les artistes-photographes ressentent cette hypothétique identité, la véhiculent ou la combattent, et la font apparaître dans une traduction photographique, c’est bien la quadrature du cercle.
L’exposition du CNP qui, comme toute exposition, est soumise aux impératifs de la distribution des salles, de l’égalité de traitement des auteurs, de la dimension des œuvres et de la souplesse diplomatique, ne parvient manifestement pas à recoller des morceaux qui n’ont jamais formé un tout cohérent. Pourtant, organisateurs et auteurs du catalogue voyaient clairement deux chemins d’analyse dans l’art autrichien contemporain : le travail du corps, ou "travail au corps" de la substance photographique, et l’influence tardive de Wittgenstein dans une exploration méthodique des constantes du médium ou de ses modes de fonctionnement : le corps souffrant de l’opérateur et du pays d’un côté, les principes photographiques auscultés par la photographie, de l’autre.
Mais les choix opérés – tant l’identité des exposants que les pièces exposées – ne peuvent se résoudre à un tel propos, peut-être trop réducteur bien que séduisant. On aurait pu néanmoins bâtir utilement toute une section autour du traitement du corps, dans la suite de l’actionnisme viennois des Nitsch, Scharzkogler, Brus, trop maigrement représentés ici bien que leur travail soit fondateur, aux yeux des Autrichiens eux-mêmes, de cette identité explorée, au moins dans ses restes de culpabilisation catholique, de gloire batailleuse et sanguinaire, d’asservissement des esprits et des corps, qui donnent manifestement quelque remords. On en retiendra essentiellement la très belle série de Günther Brus (Auto-peinture, 1964), et une série de visages, photographies agressées par la peinture, d’Arnulf Rainer (1970-1972), toujours aussi efficaces. Mais on aura de la peine à nous faire prendre les associations de quatre images par Heinz Cibulka (le "servant" de Nitsch) pour autre chose que surfait, joli et ennuyeux.
L’internationale plasticienne
Dans la seconde voie retenue (en principe), celle de la rationnalité et de la logique incisive, on a soit des icônes froides de l’internationale plasticienne (Kempinger, Raffesberg), soit des idées riches mais occultées par une rigidité anti-didactique (les trames d’écrans colorés grossies 400 fois, par Hurakowa et Maurer, ou les couleurs-lumière de Freiler) : on ne comprend tout simplement pas de quoi il s’agit.
La mise à niveau unique de toutes les pièces présentées fonctionne comme une mise à nu de leurs intimes faiblesses : un vieillissement précoce du monumental (Valie Export), une complaisance à l’égard de l’air du temps (Bitter, Schäffer, Kupelwieser, Schlegel, Konrad). Pour apprécier l’intérêt d’une démarche, se laisser entraîner à la surprise, il faudrait en tout cas voir davantage de chacun, au lieu de quelques exemples que l’on sent tranchés dans le vif et victimes des coupes sombres qu’impose une exposition collective. On aimerait ainsi mieux connaître Maria Theresa Litschauer (représentée ici par Le mariage), Andrea van der Straeten, Christian Wachter ou Paul Leitner, qui donnent l’impression de pouvoir offrir plus que ce qui est montré. Et le travail le plus sympathique ("purement photographique" il est vrai) est peut-être la suite de photographies de… la maison dessinée par Wittgenstein pour sa sœur, par Margherita Spiluttini, synthèse d’une identité en soi.
ANTAGONISMES, TRENTE ANS DE PHOTOGRAPHIE AUTRICHIENNE, Centre national de la photographie, 11 rue Berryer 75008 Paris, jusqu’au 22 avril, tlj, sauf le mardi, de 12h à 19h. Catalogue Édition CNP, collection Photo Copies, sous la direction de Jacqueline Salmon, 164 p., 240 F
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Antagonismes autrichiens non résolus
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°23 du 1 mars 1996, avec le titre suivant : Antagonismes autrichiens non résolus