Présentée en Suisse avec d’autres chefs-d’œuvre du MET de New York, La Tristesse de Télémaque illustre le goût de l’artiste et de l’époque pour la peinture mythologique.
Peintre suisse, formée par son père, artiste décorateur itinérant, au cours d’un long séjour dans les grandes villes italiennes, Angelica Kauffmann (1741-1807) devint l’une des principales animatrices féminines de l’école romaine du xviiie siècle. Après son mariage avec le peintre vénitien Antonio Zucchi, elle vécut longtemps dans la Ville éternelle, où elle mourut.
Ce sont néanmoins ses portraits qui lui assurèrent le succès auprès notamment d’une clientèle anglaise, allemande ou italienne. Pour les femmes peintres, la peinture d’histoire était en effet plus difficile d'accès, l’étude de l’anatomie sur le vif leur étant interdite.
À la recherche d’Ulysse
La Tristesse de Télémaque révèle la capacité d’Angelica Kauffmann à composer un grand sujet mythologique. Emprunte d’un style classicisant, dans la veine du néoclassicisme international, sa composition est articulée par plusieurs groupes de personnages. Ceux-ci sont reliés par les horizontales de la gestuelle, qui confère son dynamisme à la scène.
Le sujet illustre l’arrivée de Télémaque sur l’île de Calypso après son naufrage, alors qu’il est à la recherche de son père Ulysse. Angelica Kauffmann a fait une description précise de la scène dans son Memoria delle picture, un texte dans lequel elle a consigné un ensemble d’informations relatives à ses commandes. Elle y précise s’être davantage inspirée des Aventures de Télémaque de Fénelon (1699), un texte qui connut un grand succès durant tout le XVIIIe siècle, que de L’Odyssée d’Homère, texte fondateur de la légende de Télémaque.
Une pièce en deux actes
La scène fige l’instant où Calypso fait taire ses nymphes lorsqu’elle constate la tristesse de Télémaque, attablé à côté de Mentor, le vieil ami de son père. Ce tableau possède un pendant (Télémaque et les nymphes de Calypso), commandé par le même amateur italien, Caetani, membre de la noblesse romaine. Il représente l’épisode précédant, c’est-à-dire l’arrivée de Télémaque sur l’île, guidé par Athéna ayant pris les traits de Mentor.
Peinte un an auparavant, cette seconde toile, de format identique, est traitée avec une composition similaire. Les deux œuvres appartenaient à la collection Huntington, le « baron » du chemin de fer américain. Ce dernier fut l’un des premiers collectionneurs éclairés de peinture européenne outre-Atlantique.
Les deux toiles sont entrées en 1900, par legs, dans les collections du Metropolitan Museum de New York, et n’ont depuis été que très rarement exposées hors de ce musée. Ces tableaux illustrent un pan moins connu du travail de Kauffmann, la peinture d’histoire, un genre dans lequel peu d’artistes femmes se sont illustrées.
Angelica Kauffmann était ainsi plus connue pour ses talents de portraitiste. Ses nombreux séjours dans les cours européennes lui ont en effet permis de fixer les traits de nombreuses personnalités du siècle des Lumières.
Télémaque
Une beauté juvénile
Né peu avant le début de la guerre de Troie, le fils d’Ulysse et de Pénélope n’a que peu connu son père. Sa légende, mal fixée, a été relatée dans les quatre premiers livres de L’Odyssée d’Homère. Ayant appris par Mentor que son père est retenu par Calypso, trop éprise de lui pour le laisser partir, Télémaque part à sa recherche et fait à son tour naufrage à proximité de l’île d’Ogygie.
Recueilli par Calypso, il y apprend que, sur injonction d’Hermès, celle-ci a laissé fuir Ulysse sur un simple radeau, mais elle a provoqué sa disparition en mer, par dépit. D’où l’accablement du jeune Télémaque.
Vêtu d’une tunique aux galons d’or, le jeune homme est accoudé à une table de style grec, en vogue au XVIIIe siècle. Son visage juvénile, qui contraste avec celui du vieux Mentor, évoque la figure littéraire de Fénelon du jeune homme pieux et valeureux, mais emprunt d’une certaine naïveté.
Calypso
Pivot de la composition
Placée au centre de la frise de figures, la belle Calypso fait l’articulation entre le groupe de Télémaque et de Mentor et les autres nymphes, regroupées sur la gauche du tableau, vers lesquelles elle se retourne. Le geste de son bras, main relevée, manifeste sa volonté de faire cesser les chants et la musique de ses servantes.
Calypso, littéralement « celle qui cache », règne sur son île méditerranéenne d’Ogygie. C’est là qu’elle a recueilli Ulysse puis son fils Télémaque à qui elle promet à son tour l’immortalité en échange de son amour.
Le canon de Calypso relève de la perfection du « beau idéal », modèle né dans la seconde moitié du XVIIIe siècle dans le contexte du néoclassicisme et du développement d’une nouvelle ferveur pour l’art antique. Sa figure, traitée de manière lisse, correspond parfaitement au style de la peintre suisse Angelica Kauffmann.
Les nymphes
Un trio dynamique
Dans la mythologie, les nymphes sont des déesses de second rang habitant les forêts, les montagnes et la mer. Ici, elles sont au service de l’une d’entre elles, Calypso. Placées en retrait et groupées par trois, ces figures viennent refermer la composition sur la gauche. Personnages innombrables mais de second plan dans la scène mythologique, elles sont volontairement placées dans la pénombre.
La variété de leurs attitudes indique leur agitation. À gauche, les trois nymphes se retournent en effet avec déception vers leur maîtresse, Calypso, qui leur a intimé de cesser de chanter leurs odes en hommage à la bravoure d’Ulysse, car elles provoquent la tristesse de Télémaque.
Servantes de Calypso, les nymphes occupent traditionnellement leur temps à filer et tisser, tout en chantant ou jouant de la musique. Deux d’entre elles sont toutefois détachées de ce groupe, et s’occupent à servir l’hôte de Calypso. L’une est placée de dos sur le premier registre, et fait office de « figure d’entrée » dans le tableau. Elle guide en effet le regard du spectateur vers le point central de la composition.
Le paysage
Une atmosphère aqueuse
Traité au second plan, le paysage correspond aux longues descriptions du texte de Fénelon. Calypso aurait en effet vécu dans une vaste grotte, à l’intérieur de laquelle la scène prend place, ouvrant sur un bois sacré luxuriant et des prairies. L’arrière-plan marin, sur lequel se détache la main de Calypso, situe l’action sur une île.
Traité de manière vaporeuse, dans la tradition mise au point par le Lorrain Claude Gellée au xviie siècle, ce paysage confère une atmosphère particulière à la scène mythologique. La trouée dans le ciel permet de ménager une échappée visuelle à ce huis clos, tout en présageant l’imminence du départ de Télémaque vers son destin.
1741 Naissance d’Angelica Kauffmann en Suisse. 1751 Elle voyage en Italie où elle complète sa formation. 1766 Elle se rend à Londres après avoir travaillé à Florence. 1768 Membre de la Royal Academy. 1781 Épouse le peintre Antonio Zucchi. Elle quitte Londres pour Venise, Naples et Rome. 1807 Décède à Rome.
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Angelica Kauffmann
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques « The Metropolitan Museum of Art, New York. Chefs-d’œuvre de la peinture européenne » a lieu jusqu’au 12 novembre 2006, tous les jours de 9 h à 19 h. Visite commentée sans supplément tous les mercredis à 20 h ou sur demande. Tarifs : 10 €, 9 € et 5,50 €. Fondation Pierre Gianadda, rue de la gare, 1920 Martigny, Suisse, tél. 41 27 722 39 78, www.gianadda.ch
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°584 du 1 octobre 2006, avec le titre suivant : Angelica Kauffmann