Défenseur obstiné de l’art actuel en Russie, Andrei Erofieev est à l’origine d’une vertigineuse collection d’art non officiel collecté dès le début des années 1980. Petite histoire du Sots Art...
Comment définir un art qui se refuse à tout discours esthétique ?
Andrei Erofieev : Je dirais que le Sots Art est une réaction de l’artiste à un moment où tout dialogue à part égale avec la société et le pouvoir est impossible. Les artistes vont y répondre par la déconstruction. Ils vont dès le début des années 1970, attaquer la rhétorique du pouvoir soviétique en lui opposant une situation comique et parodique. C’est le principe du Sots Art : détruire la rhétorique du pouvoir par le rire.
Comment ce rire-là a-t-il été reçu par le pouvoir ?
Disons que les artistes ont feint une forme de naïveté. Ils ne parlaient pas à la première personne et se cachaient derrière un personnage apparemment réceptif au système. Un personnage dont la maladresse ou l’idiotie lui faisait sans arrêt confondre les messages et le langage du système. Et au fond, personne ne pensait que c’était de l’art.
Le Sots Art a-t-il eu malgré tout une naissance officielle ?
Au début des années 1970, c’est un projet pensé par deux artistes, Vitali Komar et Alexandre Melamid. Ils imaginent un artiste soviétique fictif décrivant sa vie et son entourage à partir de l’imagerie de la propagande.
De là, l’idée leur vient de lancer un pseudo-mouvement, contraction du Pop Art et du socialisme. Petit à petit, la société et le pouvoir le reconnaissent comme tel et de véritables artistes vont se joindre au mouvement. Le Sots Art va ironiser sur toute forme d’autorité, du pouvoir administratif jusqu’à celui de la dissidence et de l’anticommunisme occidental.
Peut-on parler, à propos du Sots Art, d’anti-art ?
Au début oui. C’était une simulation. On faisait semblant de faire des œuvres. Il ne fallait pas montrer que c’était de l’art. En tout cas de l’art politique. Mais quand les artistes ont commencé à s’affirmer, il a fallu qu’ils se vendent et se légitiment en tant qu’artistes. Les œuvres sont devenues plus plastiques, évidentes, spectaculaires.
Même sans programme esthétique, ce sont toujours les mêmes opérations auxquelles se livrent ces artistes ?
Le Sots Art n’a pas de forme plastique véritablement définie, mais c’est toujours une manipulation de formes déjà existantes. Les artistes procèdent par dichotomies. Au départ, ces oppositions de signes sont très marquées par la culture soviétique. Mais lorsque les artistes de la première génération
quittent la Russie pour les États-Unis, cette opposition se déplace. Elle se prolonge entre les signes soviétiques et occidentaux. On associe par exemple Staline et Marilyn Monroe, Duchamp et Malevitch, Lénine et Coca-Cola. La confrontation est devenue plus générale mais la méthode est restée la même.
Y avait-il malgré tout un public en Union soviétique ?
Très petit. Chaque œuvre a dû être manipulée par cinq ou six personnes tout au plus durant cette période ! Le premier marché a été celui des amis, des diplomates, des correspondants de presse, mais le marché ne s’est réellement développé en Russie que depuis deux ou trois ans. Avant on ne vendait que des reproductions. Curieusement, les tee-shirts Lénine-Coca Cola ont été diffusés bien avant qu’on ne connaisse ou que l’on achète les artistes qui les avaient faits !
Peut-on quand même parler de mouvement ?
Je dirais plutôt un style. Dans un premier temps ce sont des artistes conceptuels qui vont se reconnaître dans le Sots Art. Et puis viennent les performances, la mode, le design, l’architecture, la littérature, le cinéma. Durant la période de la perestroïka, le Sots Art a contaminé toute la culture.
Comment expliquer que le Sots Art se soit prolongé au-delà de la perestroïka ?
C’est vrai qu’à ce moment-là, la rhétorique à déconstruire est perdue. Il y a dans les années 1990 comme un mélange de désarroi et de nostalgie chez les artistes du Sots Art. Ils n’ont plus d’interlocuteur. Le régime s’est effondré si vite qu’ils n’ont pas eu le temps de se préparer ou de réagir. C’est la deuxième phase du style Sots Art durant laquelle les artistes travaillent sur les restes de la civilisation soviétique. Le style se fait décoratif, ornemental, dans le souvenir d’un combat avec l’ennemi. Il devient comme une marque de fabrique de la perestroïka.
Après l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, peut-on encore parler de Sots Art ?
Oui et non. Disons que tout se remet en place à son arrivée en 2001 : la grande Russie, l’empire, la superpuissance. Reviennent également des figures d’autorité et de menace, la corruption, la police, la milice, une rhétorique du comportement physique, du corps agressif qui nous rappellent des souvenirs.
À l’époque du Sots Art l’artiste ne pouvait pas participer à la vie politique.
Il faisait mine d’être à distance et de n’analyser que le langage. Aujourd’hui, certains artistes comme Oleg Kulik prolongent la figure de l’artiste en bouffon mais jouent véritablement un rôle politique dans l’espace public.
Même si on ne peut plus parler véritablement de Sots Art, il est clair qu’un art politique est très vivace en Russie aujourd’hui. Déconstruire, mélanger les langages, jouer avec le grotesque, associer des images contradictoires, ce sont des stratégies propres au Sots Art que l’on retrouve aujourd’hui chez la jeune génération.
1972 Émergence du Sots Art sous l’impulsion de Vitaly Komar et Alexandre Melamid. 1973 Le manifeste du Sots Art marque la naissance du mouvement. 1974 Prigov (poète milicien) écrit le cycle des Chants historiques et héroïques, considéré comme le premier texte de la littérature Sots Art. 1978 Création aux Etats-Unis et en Russie de la société Komar & Melamid Inc. 1983 Sysoyev est arrêté pour ses caricatures politiques. Il passe deux ans en camp de prisonniers. 1985-1991 Le Sots Art devient le style dominant de la perestroïka.
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Andrei Erofieev : « Détruire la rhétorique du pouvoir par le rire »
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques « Sots Art, Art politique en Russie de 1972 à aujourd’hui », jusqu’au 20 janvier 2008. Commissaire : Andreï Erofeev. La Maison rouge, fondation Antoine de Galbert, 10, bd de la Bastille, Paris XIIe. Métro : Quai de la Rapée ou Bastille. Ouvert du mercredi au dimanche de 11 h à 19 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h. Tarifs : 6,50 € et 4,50 €. Tél. 01 40 01 08 81, www.lamaisonrouge.org
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°597 du 1 décembre 2007, avec le titre suivant : Andrei Erofieev : « Détruire la rhétorique du pouvoir par le rire »