Avec une sélection rétrospective d’une quarantaine de pièces imposantes, généralement
de très grand format, l’exposition Gursky est l’événement photographique de l’année. Un large public
s’y presse, jeune et interloqué par cet aîné qui pousse à leurs limites les pouvoirs de la photographie, non sans adjoindre à son travail les derniers développements de
la numérisation. Posture
de pointe (technologique)
qui se construit pourtant
sur une pratique stricte de
la photographie : en quoi
le phénomène mérite examen.
PARIS - Andreas Gursky, peu connu il y a cinq ans seulement, est désormais précédé d’une réputation de “photographe le plus cher du monde” (du moins dans sa catégorie balisée “art contemporain”) avec des records de centaines de milliers d’euros. Les commentateurs en font aussi, abusivement, l’héritier du couple Becher à Düsseldorf, ou d’une germanité photographique. Deux gros et chers livres accompagnent cette rétrospective labellisée par le MoMA de New York, qui l’a conçue, et un catalogue plus abordable est publié par le Centre Pompidou. Mais l’intérêt du travail de Gursky ne peut se mesurer en dehors de la présence des tirages photographiques, et c’est tant mieux.
Il suffit donc d’aller voir pour comprendre, c’est-à-dire “être saisi” ; on conseillera de regarder entièrement, avant d’entrer, sur le palier, un petit film d’une dizaine de minutes, où l’auteur parle simplement de ses intentions, de ses procédures techniques, de son histoire et de son engagement “photographique” ou “dans le photographique”. Et l’on comprendra qu’il y a d’abord matière à voir, dans ces salles où chaque mur n’est occupé que par une œuvre, mais que chacune d’elle est une proposition autonome avec laquelle il faut entrer en relation en trouvant le bon “point de vue”, c’est-à-dire la bonne manière de la regarder, la meilleure empathie avec l’auteur. Car chaque photographie, pourvu qu’elle soit bien lue, parle de vision et de regard ; mais on en prend connaissance à divers niveaux, de loin (étant donné la taille moyenne, de plusieurs mètres), puis de plus près au fur et à mesure que l’on entre dans le jeu. Ce n’est pas seulement le fait du détail à déceler (une forme primaire de jeu des erreurs) comme on le croit parfois de prime abord, mais de ce va-et-vient entre “macro” et “micro” que nous éprouvons tous dans l’exercice de la perception (ce que nous appelons un peu trop vite “voir”). Le régime photographique fonctionne par globalité instantanée, on le sait bien – la photographie enregistre tout ce qui se trouve dans le champ visé – mais ce n’est pas cette qualité redondante qui fait l’attraction de telle ou telle photographie. L’intérêt que nous trouvons à une image, et à celles de Gursky en particulier, et à cette échelle-ci d’appréhension, tient à des structures internes, à des modes de décryptage du sujet général (une façade d’immeuble n’éveille pas en nous le même intérêt qu’un supermarché) et surtout à des modes de perception immédiate de la surface de l’image. Le regard du spectateur agit comme un scanner aléatoire et chaotique, et c’est ainsi que nous prenons possession (ou non) de ces photographies : Madonna 1 (2001), un concert de la chanteuse, vue nocturne d’un point très élevé en surplomb de la scène à un moment où tombe une pluie de papiers (ou de mousse blanche) ne séduira pas seulement les fans, mais toute personne sensible à l’exercice de la pulsion scopique, qui nous pousse à nommer ce que nous voyons, à le délimiter et à lui donner une place dans une structure mentalement recréée. On n’est pas devant un spectacle, mais devant sa propre perception, confrontée à celle d’une machine optique perfectionnée.
Manipulations digitalisées
Devant l’image photographique, chaque spectateur s’assigne la place du dispositif de prise de vue, mais aussi sa fonction totalisante d’enregistrement de tous les détails, dans une temporalité donnée. Et c’est cette fonction photographique que nous cherchons à retrouver, ou à épuiser, par le regard que nous portons sur diverses parties d’une photographie, sans parvenir bien sûr à rivaliser avec la dextérité du dispositif photographique lui-même. Pour toute photographie de Gursky, il y a une prise de vue professionnelle à la chambre, mais ce n’est pas la maîtrise de la technique qui fait la différence avec d’autres photographes : “ce qui compte c’est l’image et non la façon dont elle a été produite”, dit Gursky, d’autant que depuis 1991 nombre d’œuvres sont retravaillées numériquement, sur ordinateur. Chaque image met en jeu notre perception antérieure d’espaces particularisés : la façade entière du grand immeuble de Montparnasse (1993), l’intérieur de la Bourse de Tokyo (1990) ou celle de Chicago (1999), un grand magasin avec ses étalages bariolés (99 cents, 1999), une usine avec ses postes de travail, ses mélanges de matériaux bigarrés et d’êtres humains standardisés (Siemens, Karlsruhe, 1991), une rave-party (May-Day IV, 2000), la géométrie d’un terrain de football en vue plongeante (EM, Arena, Amsterdam I, 2000), un étalage de chaussures (Sans titre V, 1997), quelques vaches dans un pré à flanc de colline, vues de l’autoroute (Mettmann, 1993). Du déjà-vu quelque part, par expérience, mais passé par les exigences du dispositif : ces quelques vaches sont photographiées à travers un réseau horizontal de coupe-sons d’autoroute, ce qui leur enlève toute banalité, et porte interrogation non pas sur le lieu ou les circonstances mais sur notre propre perception. Chaque pièce interroge alors le visiteur sur sa perception oculaire, sur la manière dont il a perçu chacun de ces espaces “dans la réalité” (la montagne, la piscine, la ville, le magasin) et s’efforce de donner une identité à chaque lieu à travers l’image et les multiples informations perceptives qu’il en reçoit – et une identité personnalisée, selon son expérience de voyant. A fortiori, lorsque la photographie a été l’objet de manipulations digitalisées, le regard chancelle, perd pied, autrement dit on se demande quelle est la part de réel que l’image transmet : mais le trop-plein de réalité accompagné du sentiment d’une perte est le fait de toutes les images (Bundestag, Bonn, 1998, collage invisible de trois prises de vue à des moments différents). Ces photographies sont des interfaces entre un monde physique dépassant de beaucoup nos capacités d’appréhension et nos savoirs personnels accumulés par la vision, qu’il s’agisse de réagir à une moquette (Sans titre I, 1993) ou à une vue générale du port de Salerne (1990). Avec la contrepartie déconcertante de l’absence de toute critique sur ce monde.
Pour aborder Andreas Gursky, il faut abandonner divers préjugés encore très répandus en photographie : le mythe de l’expression instantanée, les standards iconiques de l’émotion, la règle de la série et de la déclinaison répétitive (il n’y a ici que des photographies singulières). On n’aura alors nul besoin d’en appeler à Platon, Friedrich, Poussin ou Ponge comme le fait le texte du catalogue. Il s’agit simplement d’actes hyperphotographiques, méthodiques, aux intentions balisées et aux effets maîtrisés, auxquels chaque visiteur apportera sa part (c’est ce qui “le regarde” après tout), cette coloration sensible que lui confère le simple fait de voir, et d’avoir vu beaucoup, sans cesser de s’interroger sur ce qu’il voit.
- ANDREAS GURSKY, jusqu’au 29 avril, Centre Georges-Pompidou, galerie sud, place Georges-Pompidou, 75004 Paris, tlj sauf mardi 11h-21h ; catalogue, 60 p., 24 ill., 14,50 euros, ISBN 2-84426-406-X.
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Andreas Gursky ou l’exaltation du photographique
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°145 du 22 mars 2002, avec le titre suivant : Andreas Gursky ou l’exaltation du photographique