Photographie

Ana Mendieta cachée par ses films

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 14 novembre 2018 - 795 mots

PARIS

Le Jeu de paume accorde une place prédominante à l’œuvre filmique de la Cubo-Américaine, reléguant à l’arrière-plan et injustement ses performances, photos, dessins et sculptures.

Paris. Le Jeu de paume offre avec l’exposition qu’il consacre à Ana Mendieta (La Havane, 1948-New York, 1985) une rare occasion de prendre la mesure d’un œuvre et d’une artiste célébrée et pourtant peu vue en France. Mais elle prend le risque malheureux de gauchir la vision du travail en privilégiant son aspect filmé. Le parti pris des commissaires, Lynn Lukkas et Howard Oransky, consacre voire sacralise la dimension cinématographique de l’œuvre, avec un parcours dans une scénographie un rien sépulcrale autour de vingt films projetés au même format, au demeurant organisés en sections thématiques et chronologiques, par elles-mêmes plutôt judicieuses. Ces pièces font partie des cent quatre films désormais répertoriés, fruit du travail de sauvegarde des fonds d’œuvres et d’archives laissés par l’artiste au moment de sa disparition brutale.

La pratique de la captation est partie prenante de l’ensemble de la démarche de l’artiste. Dès ses premières performances, Ana Mendieta inclut la question de la trace par enregistrement, film, photographie. C’est d’ailleurs sous cette dernière forme que ses actions connaîtront leur plus large diffusion. Sur site, l’artiste place la caméra, qui fait alors partie du dispositif. Et au moment voulu laisse tourner sa caméra Super-8 : 3 minutes 45 secondes environ, c’est la durée des cartouches de film. L’espace de son travail, à l’échelle de son corps, souvent situé en extérieur, se prête à l’usage de ce format d’amateur, dont les caméras n’enregistrent pas le son.

« Un outil pour créer et documenter ses œuvres »

Les films reviennent du laboratoire. Mendieta les conserve, les réfléchit ; les montre parfois aussi tels quels, en dépit de leur fragilité. Sans montage, en acceptant ses défauts et accidents. Le format de captation est en effet « moins un choix artistique qu’un outil disponible pour créer et documenter ses œuvres », comme le relève Raquel Cecilia Mendieta dans le catalogue de l’exposition (p. 170). Pourtant, l’exposition donne à voir des films : par leur nombre, par leur place centrale dans l’accrochage, par la marginalisation ou l’exclusion des autres pratiques – photographie, dessin, sculpture. Ils en deviennent l’objet de l’exposition, comme s’il s’agissait d’une artiste du cinéma expérimental. Leur présentation systématique entraîne un effet réducteur par rapport à la liberté de l’artiste vis-à-vis des différents médiums, et le nivellement de leur propre charge. Ainsi l’attention portée au film finit-elle par produire un écran quand action, dessin, sculpture sont vus depuis un point situé derrière la caméra et (presque) seulement derrière.

Cet « effet cinéma » tient au croisement entre l’intérêt porté par le commissaire pour les films de l’artiste il y a dix ans, au moment même où la succession de l’artiste travaille à leur numérisation. Le catalogue décrit en détail le long travail effectué par l’Estate of Ana Mendieta, soutenu par la galerie de l’Université du Minnesota et la Galerie Lelong & Co. Certes, le travail de consolidation voire d’établissement de l’œuvre autour d’un catalogue complet de l’œuvre filmique est précieux. Raquel Cecilia Mendieta, nièce de l’artiste et réalisatrice de cinéma, a veillé à ce travail de numérisation, avec scrupule et exigence. Au terme du projet de recherche et de sauvegarde, c’est une part de l’œuvre qui se trouve réinventée, rendue disponible pour sa diffusion. Et désormais aussi disponible sur le marché. C’est bien le rôle d’une succession de valoriser l’œuvre de l’artiste, et cela au risque d’en troubler l’interprétation. Mais un tirage ou une séquence photographique entière comme il en circulait jusque-là, y compris du fait de l’artiste, n’est pas une version pauvre. La Galerie Lelong le sait bien, qui en présente plusieurs, pour l’essentiel récents. Mais au Jeu de paume, le film l’emporte sur l’œuvre.

Mendieta, brève carrière  

1971-1985. Au-delà de sa disparition tragique à l’âge de 37 ans, l’œuvre d’Ana Mendieta, élaboré entre 1971 et 1985, a trouvé des échos nombreux eu égard à sa forte singularité et son expressivité, associée au body art, à la performance, aux questions de l’identité féminine et culturelle. Prêtant son corps à nombre de pièces et d’expériences, elle a assumé une implication personnelle très forte quand, à New York, la distanciation minimaliste et conceptuelle était de mise. New York où elle vit, douloureusement exilée aux États-Unis par ses parents cubains à l’adolescence, après une formation artistique qui lui permet de construire une démarche propre où la dimension biographique souvent affleure. Les lectures politiques, féministes, cultuelles, culturelles ou anthropologiques, mais aussi psychologisantes, de l’œuvre y trouveront de légitimes thèmes d’interprétation. Par les localisations de ses performances, comme par le primitivisme de ses formes sculptées et son ancrage caribéen, l’artiste ouvre la pratique de l’art à des zones de sensibilité dont l’écho est des plus sensibles aujourd’hui.

 

Christophe Domino

Ana Mendieta, Le temps et l’histoire me recouvrent,
jusqu’au 27 janvier 2019, Jeu de paume, 1, place de la Concorde, 75008 Paris ;
Ana Mendieta, Cuba & Miami 1981-1983,
jusqu’au 17 novembre, Galerie Lelong & Co, 13, rue de Téhéran, 75008 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°511 du 16 novembre 2018, avec le titre suivant : Ana Mendieta cachée par ses films

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