Au Crédac, à Ivry-sur-Seine, l’artiste portugaise Ana Jotta dévoile son monde éclectique fait de rencontres et d’accidents, de notes visuelles et de citations.
Diriez-vous que l’idée de décalage est constitutive de votre œuvre ? J’entends par décalage le fait que vous récupérez beaucoup de choses et qu’ainsi vous retravaillez et donnez à voir d’une autre manière.
Par forcément, c’est plutôt une façon de vivre. Quand on vit, quand on roule, quand on marche, quand on voyage, c’est aussi un décalage. Mes yeux produisent parfois des objets, parfois des peintures, cela a à voir avec une attention, absolument naturelle pour moi. J’utilise la banalité de tous les jours ou la banalité d’une vie pour la transformer, et ensuite je produis des séries. Une série me tombe dessus comme ça, elle vient toujours de ce dépôt énorme dans lequel nous vivons, et quand j’ai compris comment cela se produit, je la termine et reprends ma route, jusqu’à ce qu’une autre série me « tombe » dessus. Je pense donc qu’il n’y a pas une si énorme différence entre mon travail et ma vie. De plus je ne suis pas un auteur, dans le sens où je n’exerce pas mon autorité sur les choses, ce sont les choses qui exercent leur pouvoir sur moi.
À propos de ces écrans sur lesquels vous avez peint des motifs aussi divers qu’une évocation de Mademoiselle Rivière d’Ingres, des photos personnelles, des motifs décoratifs…, qu’est-ce qui vous a conduit à cette série et cette diversité d’images ?
Cette série a pris la forme d’écrans – j’en ai fait seize ou dix-sept – et ce sont comme des footnotes [en français, notes de bas de page], des choses qui m’attrapent, que j’ai envie de faire. Je les ai mises dans des écrans, mais ce n’était pas prémédité. Peut-être cela a-t-il à voir avec le cinéma, je ne pourrais pas vous le dire, mais quand je vois un écran vide, il commence à parler avec moi. Quand je vais au cinéma, j’ai envie d’y faire quelque chose. Le cinéma me tranquillise, car je suis là devant l’écran et ça commence à bouger. À mon âge, j’ai vu des dizaines de milliers de films, j’y vais tous les jours.
Vos « footnotes » ne sont-elles pas finalement aussi importantes qu’une œuvre achevée, puisque vous y consacrez une salle entière où vous les avez réunies sur du papier peint ?
Oui, les « footnotes » c’est ma façon de penser et de travailler : j’ai toujours un carnet dans lequel j’écris tout ce pour quoi j’ai un déclic, c’est ça, c’est une « footnote », et j’en ai des centaines. Ici elles proviennent d’un livre qui a été fait pour une exposition anthologique en 2014. J’ai dit au commissaire : « Faire une anthologie, c’est bien, mais ce serait mieux de montrer les footnotes, car c’est ce qui est à l’origine de mon travail. » Les « footnotes » sont mon moteur et cette salle vient de cette exposition où nous les avions réunies dans un livre ; puis le livre a récemment était à l’origine d’un papier peint : elles déclenchent d’autres choses, et d’autres choses, puis d’autres choses en chaîne…
Pour la série des Jotas (2005-2015) [des objets trouvés en forme de lettre « j »], est-ce votre nom qui a été prétexte à développer ce travail de collection ?
Tout à fait. Je suis née avec ce nom-là qui veut dire « j » en portugais. Et cela m’amusait de trouver des « j » partout, dans tous les formats. Beaucoup proviennent de la rue, c’est très facile et amusant. C’est poétique car la lettre « j » fléchit et j’aime ça. Je suis née avec quelque chose qui fléchit en moi-même, mon nom ; je n’ai rien fait, ce n’est pas moi qui l’ai inventé, c’est encore mieux.
Estimez-vous que vous écrivez d’une manière plastique dans votre œuvre, ou l’écriture constitue-t-elle simplement une influence ?
J’aime beaucoup les mots. La vie, les mots : c’est mon travail. L’écriture, j’adore. Et effectivement, je pense que cela m’influence énormément. En plus le français et le portugais – à la différence de l’anglais qui est je crois une langue assez carrée et pragmatique – sont des langues qui offrent de nombreuses possibilités, où un mot peut avoir quatre ou cinq significations ; je trouve cela incroyable. Je joue avec aussi facilement que je pense, c’est normal pour moi. Si cela m’amuse, ce n’est pas seulement de l’amusement que l’on pourrait penser léger… mais ce n’est pas si léger que ça.
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Ana Jotta : « J’utilise la banalité d’une vie pour la transformer »
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 26 juin, Centre d’art contemporain d’Ivry. Le Crédac, La Manufacture des œillets, 25-29, rue Raspail, 94200 Ivry-sur-Seine, tél. 01 49 60 25 06, www.credac.fr, tlj sauf lundi 14h-18h, samedi-dimanche 14h-19h, entrée libre.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°456 du 29 avril 2016, avec le titre suivant : Ana Jotta : « J’utilise la banalité d’une vie pour la transformer »