« Courageuse », c’est l’adjectif qui sied le mieux à la rétrospective du peintre organisée par le Rijksmuseum, qui, au-delà d’être la plus grande jamais consacrée au « sphinx de Delft » (28 tableaux !), tord le cou aux clichés colportés depuis la redécouverte du peintre au XIXe siècle.
« Inratable », « exceptionnelle », « l’exposition que l’on ne voit qu’une fois dans sa vie » : c’est un festival de superlatifs depuis que le Rijksmuseum a inauguré la rétrospective tant attendue de Johannes Vermeer. Pourtant, dans ce concert de louanges, il y a un adjectif que l’on entend étonnament peu, c’est celui de « courageux ». Car, reconnaissons-le, il faut une bonne dose de courage pour s’attaquer à un mythe aussi vendeur et révéler une vérité moins romanesque, mais tout aussi passionnante. La renommée de l’iconique peintre du Siècle d’or repose, certes, sur la beauté fascinante de ses tableaux, mais aussi sur des clichés véhiculés depuis la fin du XIXe siècle, alimentant une usine à fantasmes qui lui confère une aura si singulière. Il aura suffi d’un titre accrocheur et de quelques tournures bien senties pour que la légende se mette en marche.
De fait, quand le critique d’art Théophile Thoré-Bürger redécouvre l’artiste sur lequel on ne sait alors pratiquement rien, il exhume un corpus autant qu’il invente un personnage appelé à faire date dans la culture populaire : le fameux « sphinx de Delft ». « Un original incomparable, un inconnu de génie », qu’il imagine travaillant dans sa tour d’ivoire, insensible aux considérations de ses contemporains et cultivant un idéal de l’art pour l’art avant la lettre. Et puisqu’il a été oublié, il en déduit qu’il a forcément été ignoré par ses pairs ; un marginal qui aurait disparu dans l’anonymat. En réalité, le critique projette sur Vermeer le folklore de l’artiste bohème qui fait alors florès. Mais, plus surprenant, malgré les nombreuses études des chercheurs tout au long du XXe siècle, cette vision romantique continue de biaiser le regard sur son œuvre. Même le formidable Daniel Arasse dressait, il y a trente ans encore, un portrait anachronique du peintre, voyant en lui un artiste conceptuel. Comme si la grande originalité de son œuvre ne pouvait être appréhendée de manière dépassionnée, mais devait au contraire fatalement convoquer une fantasmagorie qui empêche d’aborder les sources avec lucidité et pragmatisme.
« Il est presque impossible de lire un article sur Vermeer sans lire les mots mystère et énigmes », remarque avec un sourire goguenard Pieter Roelofs. « Mais cela va changer », promet le chef des départements peinture et sculpture du Rijksmuseum. Il faut dire que le co-commissaire de l’exposition et une armada d’historiens de l’art, de conservateurs et de chercheurs en sciences de laboratoire ont mené une enquête d’une ampleur sans précédent. « Jusqu’à présent, nous savions peu de choses avec certitude sur Vermeer, car il n’a pas laissé de dessins, ni de textes et n’a pas formé d’élèves. De plus, les spécialistes pensaient qu’il y avait peu d’archives ; en réalité, elles étaient seulement inconnues. Les recherches ont permis de révéler énormément d’informations sur sa vie et sur sa manière de travailler. Et, de fait, nous n’avions jamais été aussi proches de lui auparavant. » Percer les secrets du maître : voilà la promesse de l’exposition et de son corollaire, qui se déroule au Musée du Prinsenhof de Delft, pénétrant les arcanes de la vie artistique à l’époque du peintre. Ce projet se fonde sur des découvertes qui tordent le cou aux clichés et dissipent les malentendus historiques. Ainsi, si le peintre a été oublié – comme beaucoup de vedettes au demeurant –, cela ne signifie pas qu’il n’ait pas joui d’une notoriété certaine de son vivant. Des sources nous apprennent, par exemple, que Pieter Teding van Berkhout (1643-1713), le fils du gouverneur de La Haye, se rend à plusieurs reprises à Delft visiter celui qu’il qualifie d’« excellent » et de « célèbre peintre ». Plus significatif encore, en 1663, le Français Balthasar de Monconys note dans son Journal qu’il fait le voyage pour rencontrer Vermeer. Le diplomate et amateur d’art précise que l’artiste n’a pas de tableau à lui montrer dans son atelier, ce qui veut dire que ses œuvres répondaient vraisemblablement à des commandes ou, à tout le moins, qu’elles étaient rapidement achetées à peine terminées. Pour étancher sa curiosité, le maître l’adresse à un de ses collectionneurs pour qu’il puisse admirer son travail. Le voyageur est séduit mais s’empresse de souligner le prix élevé payé pour le tableau. Autant de témoignages qui détricotent la mythologie d’un artiste sous-estimé par ses contemporains.
Une légende tenace encore écornée par une découverte récente. « Les registres de la ville avaient conservé des détails très précis de ses funérailles qui nous apprennent que son cercueil a été porté par quatorze personnes, que l’on a fait sonner les cloches pour lui et qu’il a été enterré dans l’église historique, raconte Janelle Moerman, directrice du Musée du Prinsenhof. C’est-à-dire des obsèques de prestige réservées à une personnalité de marque et non pas à un marginal ou un inconnu. » Et de fait ce n’est pas n’importe qui que l’on enterre ce jour de décembre 1675, mais un membre important de la municipalité puisque, outre son activité de peintre, Vermeer était un marchand d’art respecté et un membre de la milice de la ville. Faire partie de cette garde civile constituait un honneur insigne, car il s’agissait d’un des cercles les plus influents de la cité. Ses membres venaient de la haute société et son incorporation est donc la preuve du statut élevé du peintre. Cette charge militaire tranche avec l’image que l’on s’est forgée de cet artiste, pourtant son inventaire après décès nous confirme qu’il possédait dans sa garde-robe casque, armure et lance. Mais plus encore celle du peintre délicat, la milice ayant certainement voulu saluer sa position d’artiste puissant. « En effet, loin d’être un peintre isolé, Vermeer bénéficiait au contraire d’un réseau considérable, souligne David de Haan, conservateur au Prinsenhof et commissaire de l’exposition. Son travail était recherché par les collectionneurs et respecté par ses pairs, puisqu’ils l’ont élu à deux reprises syndic de la guilde de Saint-Luc. À la tête de cette académie, il fréquentait des peintres, des dessinateurs, des sculpteurs, des vitraillistes, des graveurs, des imprimeurs, des marchands et des faïenciers. »
Vermeer est donc à l’exact opposé de l’artiste hermétique qui élabore une œuvre en vase clos, sa production résultant au contraire de l’émulation entre des artistes et des artisans d’horizons variés. Au demeurant, il intègre souvent des éléments caractéristiques de ses confrères, citant parfois explicitement des compositions. Un exemple parmi tant d’autres : le tableau ornant le couvercle de l’instrument de musique dans La Jeune Femme au virginal n’est autre que le Paysage de montagne de Van Groenewegen. Homme de réseau, il fait aussi explicitement référence au cénacle intellectuel, scientifique et religieux auquel il appartient. Art, science et religion étaient en effet étroitement liés dans le Delft de l’époque ; ce cénacle pensait que les découvertes scientifiques servaient non seulement à mieux comprendre le monde environnant, mais aussi à saisir les mystères de la création divine et de l’harmonie du monde. Or, cette dimension sacrée est bien plus présente chez Vermeer qu’on ne le pensait. On sait qu’il a côtoyé au moins deux personnalités de premier ordre, Jacob Spoors et Antoni van Leeuwenhoek, qui ont grandement fait progresser les sciences optiques, notamment la recherche sur le microscope et la lumière selon une approche marquée du sceau de la religion.
Cette passion pour les sciences optiques lui a aussi été inculquée par des fréquentations plus inattendues : les jésuites. On sait depuis longtemps que le peintre est un protestant converti au catholicisme par amour, mais on ignorait toutefois qu’il avait embrassé cette foi avec une telle ardeur et surtout qu’elle avait à ce point infusé son œuvre. « La dimension religieuse de Vermeer a en effet été longtemps sous-évaluée », analyse Gregor Weber, responsable des arts décoratifs au Rijksmuseum et co-commissaire de l’exposition. « Or, il était très proche des jésuites dont l’église clandestine jouxtait sa maison. Ses enfants fréquentaient l’école de la mission et son premier fils a même été baptisé Ignatius, référence explicite à Ignatius de Loyola, le fondateur de la Compagnie de Jésus. De plus, l’inventaire de ses biens indique qu’il possédait des œuvres de dévotion caractéristiques. » Ces découvertes apportent un éclairage nouveau sur certaines peintures irriguées d’une métaphysique de la lumière très forte, et donc d’une connotation religieuse, comme La Femme à la balance. Plus étonnant encore, ses convictions religieuses sont aussi la clé d’un de ses secrets d’atelier. « C’était une hypothèse, c’est désormais une certitude : Vermeer a bien élaboré ses œuvres grâce à une camera obscura. Les jésuites s’en servaient pour observer la lumière divine, et ce sont très certainement eux qui l’ont initié à cet instrument. » La chambre noire, ancêtre de l’appareil photographique, fait passer la lumière à travers un petit trou qui produit sur l’image projetée des effets de net et de flou. Son utilisation permet aussi d’obtenir une profondeur de champ si caractéristique de ses peintures. « La campagne d’imagerie scientifique a confirmé cela dans plusieurs tableaux, comme La Dentellière, où il y a une vraie différence de netteté entre premier et second plan, commente Anna Krekeler, conservatrice au Rijksmusuem. Plus largement, les examens ont démontré que c’est un artiste très expérimental. Par exemple, il utilise un pigment très particulier à base de terre verte dans ses carnations. C’est le seul artiste de son époque qui utilise ce matériau. L’imagerie révèle aussi qu’il dépose des points de lumière microscopiques sur certains détails dans le tableau et qui scintillent de manière à donner cette sensation de lumière si particulière. » Le mystère de cette fameuse lumière est donc levé, et pourtant elle n’en demeure pas moins toujours aussi magique.
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À Amsterdam, Vermeer livre ses derniers secrets
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°763 du 1 avril 2023, avec le titre suivant : À Amsterdam, Vermeer livre ses derniers secrets