Dites 28 ! Ce n’est pas le nombre d’or. Quoique... C’est le mantra que répète depuis des semaines le musée d’Amsterdam, encore incrédule de l’exploit qu’il a accompli, tandis que le musée de Delft brosse un passionnant portrait du peintre.
À force de conviction, les équipes du Rijksmuseum ont donc réussi à réunir les trois quarts du corpus du maître de Delft, qui ne compte que 37 tableaux officiellement reconnus par les experts. On le sait, l’artiste a peint avec parcimonie, entre deux et trois tableaux par an. Et, au vu des dernières découvertes d’imagerie, qui montrent qu’il modifiait sans cesse ses tableaux jusqu’à trouver la composition la plus efficace, on comprend mieux sa lenteur d’exécution. À titre d’exemple, rappelons-nous que la dernière exposition en date consacrée à l’artiste et aux maîtres de la scène de genre au Musée du Louvre, en 2017, ne présentait « que » douze tableaux. Tandis que l’ultime rétrospective, qualifiée d’historique et impossible à réitérer, en présentait 23 au Mauritshuis de La Haye, en 1996. Alors même que l’époque était différente et les prêts internationaux plus faciles à obtenir qu’aujourd’hui.
L’aventure dans laquelle s’est lancé le musée avait donc tout de la gageure. C’est bien simple, même Vermeer n’avait jamais vu autant de Vermeer dans un même lieu ! Et pourtant, ce défi un peu fou a fonctionné puisque les plus grands partenaires ont joué le jeu : Washington, Dresde, Paris, New York ou encore Tokyo. Ils sont venus, ils sont presque tous là : La Laitière, La Dentellière, La Jeune Fille à la perle, La Ruelle, La Liseuse à la fenêtre, La Lettre d’amour, etc. À l’exception de L’Allégorie de la peinture et de l’Astronome, aucune star ne fait défaut. Disons-le tout net, c’est une première, et sûrement la dernière. Comme pour toutes les vedettes qui ont réalisé peu de tableaux (Vinci, Bosch, etc.), la réunion de ces vingt-huit chefs-d’œuvre relève du tour de force pour ne pas dire du miracle. Ces peintures étant le fleuron des plus grandes collections internationales, l’icône pour laquelle le public se déplace, les établissements rechignent généralement à s’en séparer plusieurs mois d’affilée. L’événement est d’ailleurs si rare que les billets se sont prévendus à vitesse grand V. Avant même l’inauguration, 200 000 tickets se sont arrachés en ligne jusqu’à atteindre 450 000, soit la totalité, deux jours après l’ouverture. Du jamais-vu là encore. Le musée étudie la possibilité d’ouvrir de nouveaux créneaux pour satisfaire l’appétit des visiteurs, tout en garantissant le confort de visite. Car c’est bien là l’autre défi : comment réaliser une exposition mémorable malgré l’affluence ? Les organisateurs ont pris le parti de l’expérience sensuelle et de la solennité. Les commissaires ont ainsi investi les vastes galeries, quitte à présenter un accrochage très aéré afin de permettre une contemplation optimale, tout en gérant la foule. Les cimaises, recouvertes de couleurs chaleureuses et de lourdes tentures de velours, accentuent la sensation de cocon sensoriel. Fidèle à l’esprit d’épure du maître, les murs sont quasiment nus : il n’y a pas de cartel développé, mais uniquement un panneau de salle afin de renforcer la seule dimension contemplative et émotionnelle. Libre au visiteur curieux de compléter la visite avec la kyrielle d’informations disponibles dans le guide de visite téléchargeable. Belle initiative puisque cette scénographie dépouillée mais ouatée, signée Jean-Michel Wilmotte, fait mouche et participe grandement de la réussite du projet.
À l’opposé de cette ambiance recueillie, c’est un univers bien plus bavard qui se déploie à une petite heure de train, dans la délicieuse cité de Delft. Difficile d’imaginer une exposition plus dissemblable et pourtant si complémentaire. Au Musée du Prinsenhof, on ne trouve ainsi aucun Vermeer et pourtant son âme semble planer sur l’exposition, et plus largement sur cette ville qui a très peu changé depuis son époque. Moins médiatique que le blockbuster amstellodamois, la manifestation dévoile l’envers du décor. Une centaine de tableaux, d’objets d’art et de documents dresse le portrait le plus complet à ce jour de l’artiste. Le plus exhaustif et le plus incarné aussi. La vie de Vermeer, illustrée par des archives inédites, s’affiche sur les cimaises, tout comme son univers mental. Au gré des séquences, on fait la connaissance d’artistes proches du maître, à commencer par Leonaert Bramer, qui était un personnage incontournable de la vie culturelle. Cette incursion côté coulisses dévoile aussi ses influences directes, à savoir les grands peintres d’architecture, de scènes de genre et de paysages. On observe comment il met subtilement à profit les connaissances de ses aînés, notamment les intérieurs d’églises d’Houckgeest, dont il s’inspire largement en adoptant les sols en damier pour construire les lignes de fuite. Dans l’évocation de ce laboratoire visuel, rien n’est gratuit ; les choix ne sont jamais approximatifs mais toujours pertinents, ne cédant ni à la tentation du remplissage ni à celle du name dropping, écueil fréquent dans ce genre d’exercice.
Machine à remonter le temps bien huilée, le parcours nous immerge aussi dans les cercles intellectuels et scientifiques avec lesquels Vermeer frayait, découvrant entre autres les instruments scientifiques dont il a pu s’inspirer pour ses recherches optiques. Rythmé grâce à la diversité des artefacts rassemblés, le parcours multiplie aussi les clins d’œil aux objets que l’on retrouve dans ses peintures : ici une céramique emblématique de la manufacture de Delft, là un meuble tapissé de tissu fleuri. Afin d’évoquer l’environnement visuel du peintre, l’exposition rassemble aussi les œuvres qu’il a observées et reproduites dans ses propres créations, générant une délectable mécanique de tableau dans le tableau. Jeu de citation dont on retrouve toute la saveur grâce à un accrochage inventif et très vivant. Difficile de ne pas être un peu ému face à L’Entremetteuse de Van Baburen, un tableau que Vermeer a admiré et copié chez sa belle-mère, la collectionneuse Maria Thins, qui revient à Delft après deux siècles.
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Vermeer : deux expositions sinon rien !
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°763 du 1 avril 2023, avec le titre suivant : Vermeer : deux expositions sinon rien !