Intitulée « Natasha », l’édition 2023 de la Biennale de Singapour s’intéresse à l’acte de nommer, une thématique qu’elle décline en plus de cent œuvres d’une soixantaine d’artistes.
Singapour. Conçue par quatre commissaires d’exposition internationales, Ala Younis (Koweït/Jordanie), Binna Choi (Corée du Sud/Pays-Bas), June Yap (Singapour) et Nida Ghouse (Inde/États-Unis), la 7e Biennale de Singapour interroge la relation du spectateur à l’art à travers l’acte de nommer (naming en anglais). Plutôt que de lui donner un titre générique, elles ont préféré la baptiser « Natasha » afin de créer une relation particulière entre le spectateur, les œuvres et les artistes.
Pourquoi Natasha ? Trois des quatre commissaires se sont rendu compte qu’elles avaient collaboré avec l’artiste iranienne Natasha Sadr Haghighian (non présentée dans la biennale) à un moment de leur carrière. C’est aussi un prénom utilisé dans différentes cultures, tant dans la fiction (l’héroïne de Tolstoï dans Guerre et Paix, par exemple) que dans la vraie vie. « En nommant la biennale "Natasha", nous voulions que cela soit une invitation à prendre du recul et à réfléchir […] sur ce qu’est une biennale », précise Binna Choi. Prénom choisi avant le début de la guerre en Ukraine, son origine slave a notamment été questionnée, mais le prénom est finalement resté.
« L’acte de nommer est intéressant dans sa façon de transformer notre relation avec le "nommé" », déclare June Yap, et de préciser que « nommer peut produire un sentiment de familiarité ou d’intimité ». Divers exemples viennent à l’esprit : les roses (les « Maria Callas »), les outils technologiques (« Alexa » d’Amazon), mais aussi les ouragans (« Katrina »).
Si ce point de départ peut sembler éloigné de la création contemporaine, la biennale parvient à rassembler un certain nombre d’œuvres fortes, comme celles de l’artiste coréenne Haegue Yang qui se déploient au rez-de-chaussée du Singapore Art Museum (SAM), site principal de la manifestation. The Hybrid Intermediates – Flourishing Electrophorus Duo (Sonic Intermediate – hairy Carbonous Dweller et The Randing Intermediate – Furless Uncoloured Dweller) (2022, voir ill.) prend la forme de deux figures totémiques, mêlant l’animisme (ses éléments végétaux ou biomorphes et sa structure tressée en rotin) à la technologie (formes concaves et convexes rappelant les prises électriques mâle et femelle). Telles des chimères contemporaines, il est ainsi difficile de dire ce que ces œuvres sont vraiment.
Sur le même espace, le thème de la biennale devient un peu moins énigmatique avec l’installation de l’artiste thaïlandais Pratchaya Phinthong. Algahest (2012) met en scène l’exoplanète Kepler-22b découverte en 2011 par la NASA. L’œuvre ouvre ainsi des perspectives à la fois cosmiques (nommer l’extension de l’univers) et ludiques grâce à un écran-sablier qui peut être actionné par le spectateur.
Au dernier étage du SAM, les œuvres se font plus politiques, comme celles de l’artiste libanais Walid Road (fondateur du Groupe Atlas) en référence à son pays. Comrade Leader, Comrade Leader, How Nice to See You (2022) et Better Be Watching the Cloud (2000-2017) apposent le portrait des différents leaders politiques impliqués dans la guerre du Liban (1975-1990) aux espèces végétales ou sites naturels, afin de rappeler leur omniprésence (virtuelle) dans le quotidien des Libanais tout au long du conflit.
La biennale tend à éviter la dimension sociologique de l’acte de nommer. Le choix d’un prénom féminin ne visait pas à mettre la question du genre au cœur du débat, pour les organisatrices. Ni d’ailleurs de stigmatiser le prénom Natasha qui est chargé d’une connotation grivoise dans certains pays comme la Russie et la Turquie, où il est le synonyme de « prostituée ». La biennale aurait pu, d’une manière originale, contribuer aux travaux sociologiques sur le sujet qui convergent sur l’importance du choix du prénom dans la destinée de chaque individu, en termes de distinction sociale et religieuse notamment.
La biennale aurait aussi pu questionner plus explicitement la notion d’exposition comme œuvre d’art (dans la lignée de l’exposition pionnière de Harald Szeemann en 1972 pour Documenta 5) et la question de l’auteur (ou « nommeur » en l’occurrence). Car chaque titre d’œuvre repose sur le choix de nommer ou pas une création, à la manière de Fillette (1968), Maman (1999), ou des œuvres Sans Titre de Louise Bourgeois. Présentée comme une idée inédite par l’équipe artistique, « Natasha » rappelle l’exposition « Louise Bourgeois : moi, Eugénie Grandet » à la Maison de Balzac en 2010-2011, fruit de l’empathie de l’artiste pour l’héroïne balzacienne tout au long de sa vie.
Dans son ensemble, la Biennale de Singapour propose une expérience artistique proche d’une exposition muséale d’art contemporain. Elle peine toutefois à faire dialoguer les œuvres entre elles et amoindrit ainsi son ambition annoncée de créer un lien plus intime avec le public.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°604 du 3 février 2023, avec le titre suivant : 7e Biennale de Singapour, une affaire de nom