À travers une centaine d’œuvres européennes, confrontées à la manière d’un cabinet de curiosités, Lille esquisse une histoire de la représentation du monde en tant que reflet du corps humain.
Le paysage anthropomorphe
Bien avant la fuite infernale de Blanche Neige dans une lugubre forêt anthropomorphe, le paysage fit l’objet de toutes les mutations entre les mains des artistes, des architectes ou des savants. Homme végétal, homme minéral, paysage dessinant un corps, roche esquissant un profil, vallon évoquant un sein ou un sexe… Le cycle des métamorphoses traverse les siècles, animant des enjeux multiples.
Un tel principe anthropomorphe, qu’il soit formel ou métaphysique, énonce au fond la nécessité de placer l’homme dans l’univers et de le situer par son existence corporelle.
Le paysage anthropomorphe apparaît au cours de la seconde moitié du XVIe siècle. Dürer (1471-1528), déjà, couche un visage à l’horizontale pour esquisser une vue du Val d’Arco en 1495. Bientôt le procédé se répète et se popularise, traversé par une théologie du monde, puis par une vision profane et humaniste. Il dessine une nature recomposée nous regardant, engageant parfois un jeu, une double lecture : le corps et le paysage.
Arcimboldo et la nature immanente
Arcimboldo (1527-1593) trouve naturellement sa place dans le parcours de l’exposition. Les célèbres portraits allégoriques agrégeant végétaux, minéraux ou objets n’énoncent ni ne métamorphosent véritablement de paysage.
Le peintre maniériste partage le principe de la perception double adoptée par les premiers maîtres du paysage anthropomorphe. Le portrait de Flora (1580), en jeune femme gracieuse et mélancolique, fragmente un visage et s’impose comme un portrait bien plus que comme une composition florale ou une nature morte ordonnée en un portrait caché.
Prétextes à une inventivité plastique aussi stylisée qu’imaginative, hommages circonstanciés et symboliques au commanditaire basculant potentiellement dans la fantaisie, les portraits du peintre milanais révèlent un homme nouveau et singulier en cette fin de Renaissance.
Giuseppe Arcimboldo évacue toute teneur religieuse et abandonne dans le même temps l’anthropocentrisme drastique développé par l’humanisme pour évoquer un homme partie intégrante de la nature et une nature partie intégrante de l’homme.
La tête-paysage, l’école du Nord
Le principe de la tête-paysage gagnant la totalité de la composition se codifie véritablement en peinture à la fin du XVIe siècle. Il procède par analogies formelles à la manière d’Arcimboldo, c’est-à-dire en jouant sur un double processus de reconnaissance : représentation du paysage, représentation du corps. Mais, à l’inverse du peintre milanais, c’est au paysage métamorphosé en corps que l’école du Nord va s’intéresser, en même temps que la peinture de paysage atteint son âge d’or.
Le maître flamand de la peinture de montagne Joos de Momper (1564-1635) s’essaie lui aussi à quatre allégories, quatre saisons, quatre têtes-paysages, en précurseur de ce qui allait bientôt s’affirmer comme un thème paradigmatique. On y retrouve son penchant pour la roche aiguë, les ravins profonds, les découpes accidentées, tout en ménageant des lignes élégantes et harmonieuses. La roche se fait humaine, colossale, sèche, minérale et inquiétante. La nature ainsi « arrangée », vigoureuse et puissante, domine largement la composition.
Le suisse Matthäus Merian (1593-1650) ose lui aussi profiler un visage potentiel dans ses paysages. Barbiches en broussailles, nez rocailleux, boucles végétales s’invitent dans l’architecture de la toile. Tandis qu’Anton Mozart (1573-1625) raffine et stylise le procédé par des ajouts d’éléments architecturaux précisant et domestiquant davantage encore la nature évoquée.
La figure distordue de l’anamorphose
L’anamorphose apparaît en Occident en même temps que le miroir s’y impose, à la fin du XVIe siècle, et gagne en popularité les deux siècles suivants. Le principe en est simple : des images déformées et recomposées par un procédé optique ou géométrique qui en font un lieu de projection, une « perspective dépravée ».
En bonne place dans les cabinets de curiosités, les anamorphoses impliquent la distorsion ou la dislocation extrême de la figure et, le déplacement du spectateur pour restituer l’image transformée. S’y nouent des jeux de surface, des motifs anthropomorphes, un flottement de la perception, qui engagent le regardeur à ordonner l’image par métaphores et analogies. Dans le prolongement des paysages anthropomorphes, dont les opérations optiques ne sont pas sans rappeler le morcellement des points de vue offerts par les anamorphoses.
L’homme sur le modèle de la nature
« Car de même que l’homme est un composé de terre, eau, air et feu, explique Léonard de Vinci, il en est de même du corps de la terre. […] Si l’homme porte le lac du sang où le poumon se gonfle et dégonfle dans la respiration, le corps de la terre a son océan qui, lui, croît et décroît toutes les six heures en une respiration cosmique. »
Si la Renaissance peint une nature apprivoisée, le paysage anthropomorphe se nourrit dès le xvie siècle de l’irruption grandissante des sciences dans la compréhension du monde. Le corps-paysage autant que le paysage-corps sont une métaphore de l’expérience et de la connaissance, jusque dans les cabinets anatomiques du XVIIIe siècle.
On mêle éléments anatomiques et naturels, les deux registres s’appréhendent désormais de la même manière.
Il ne s’agit plus de rapprochements strictement formels. En témoignent les planches anatomiques, gravures et livres savants, où espaces intérieurs (du corps) et espaces extérieurs (de la nature) sont analogiquement comparés selon des méthodes d’observation et de classification scientifiques. Muscles, veines, canaux sanguins, squelette, tissus et organes sont représentés en réseaux végétaux proliférants, de même que le règne végétal s’accommode de représentations organiques.
Architectures biomorphiques
Le fantasme d’un habitat confondu avec la nature ou prolongeant le corps, celui d’un bâti vivant empruntant son fonctionnement et ses formes au règne de l’organique, traversent largement l’architecture contemporaine, trouvant déjà appui à la fin du xixe siècle. L’exposition n’en signale que quelques exemples, parmi lesquels ceux de l’agence R&Sie (n) ou de Marcos Novak, misant pour l’essentiel sur une architecture fluctuante, vivante, évolutive, souple, une architecture comme lieu d’échange. Allégories poétiques et végétales, histoires de peaux, de ramifications, de respiration, d’écoulement des fluides trouvent une résonance particulière dans les pratiques architecturales contemporaines. Qu’elles soient des pratiques numériques, ou électroniques, des espaces virtuels, ou encore des structures toutes en réseaux et circulation des flux.
L’art contemporain et le corps éprouvé
Un monde de métamorphoses dont l’image passerait par le corps. Un corps fragmenté, multiple, un corps saisi de l’intérieur, de l’extérieur, saisi comme une limite, une géographie ou un passage. La large sélection d’œuvres contemporaines offre davantage la vision d’un corps en transformation qu’un prolongement véritable du paysage anthropomorphe.
Le dialogue suggéré insiste sur la multiplicité et la fragmentation des pratiques, mais reconduit bien le jeu des analogies entre l’homme et le végétal. Giuseppe Penone (né en 1947) fait de la boîte crânienne un paysage tandis que Javier Pérez (né en 1968) convertit les réseaux circulatoires en véritables arborescences.
Cependant, le corps éprouvé, plié, transformé tend à l’emporter, à l’image de celui de Dieter Appelt (né en 1935) dans les performances qui semblent comme le fossiliser ou des enchevêtrements d’Agneszka Podgorska. Le corps comme lieu de toutes les métamorphoses.
Informations pratiques « L’Homme paysage » se déroule jusqu’au 14 janvier 2007, ouvert le lundi de 14 h à 18 h et le mercredi, jeudi, vendredi, samedi et dimanche de 10 h à 18 h, fermé le mardi et le lundi matin. Tarifs : 5 €/3,50 €. palais des Beaux-Arts, place de la République, Lille (59), tél. 03 20 06 78 00, www.lille3000.com
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7 clefs pour comprendre l’homme paysage
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°585 du 1 novembre 2006, avec le titre suivant : 7 clefs pour comprendre l’homme paysage