Les années 1960 et 1970 auront été le lieu et le moment d’un formidable questionnement surla nature même de l’art. Elles auront vu le triomphe de la consommation, l’ébranlement des idéologies lourdes et le relâchement de la notion d’avant-garde ; ses pratiques artistiques auront été traversées par la crise du tableau, le réexamen profond de la forme et du geste pictural, l’appropriation du réel, l’intrusion nécessaire d’un langage critique, la diversification active et provocante de ses pratiques et de ses modes d’exposition. Et alors que surgissent des « corps étrangers » – photographie, vidéos, performances, installations, environnements – se précisent des modes opératoires qui n’ont de cesse de transgresser et questionner les limites de l’art. Voici quelques haltes sur ces années de redéfinition et d’aménagement tout azimut.
Le triomphe de l’art américain
Alors que les années 1940 et 1950 ont vu l’Amérique conquérir la modernité picturale, la fin de la décennie remet sensiblement en question le triomphe normatif de la doxa expressionniste abstraite. Dans son prolongement, les artistes n’en abandonnent pas pour autant l’interrogation de la peinture et de son sujet, doublée d’une pratique résolument non réaliste. Mark Rothko, Clifford Still ou Barnett Newman explorent des thèmes universels, au moyen d’une peinture aux inflexions existentielles, tendant vers une compréhension métaphysique et émotionnelle de la peinture où l’expression du geste du peintre semble davantage retenue que chez leurs aînés. Tout en prolongeant la quête de méthodes capable de définir au plus près la nature de chaque médium envisagé, Frank Stella ou Ellsworth Kelly leur opposèrent des réponses critiques, débarrassées de l’expression sensible, par des surfaces uniformes recouvrant totalement la toile, dépourvue de tout symbolisme, tandis que Carl Andre, Donald Judd ou Robert Morris poursuivent dans l’espace, durant les années 1970, la critique généralisée de l’expressionnisme abstrait. La forme se voit réduite à sa structure, à sa construction et à sa combinaison avec l’espace.
La forme en question
En France, si la peinture des années 1950 s’engage nettement dans le champ de l’abstraction, il semble difficile de dégager un registre véritablement dominant, tant les manifestes et mouvements se multiplient. Tous partagent la nécessité d’un renouvellement des problématiques picturales, dessinant progressivement une nouvelle abstraction française dominée par l’expressivité du geste. Hartung, Mathieu, Riopelle, Wols, Soulages, abstraction lyrique, tachisme, peinture informelle, autant d’univers et de dénominations distinctes que l’académisation et le pur formalisme menacent parfois, laissant place, dans les années 1960, à une relativisation et à un dépassement plus ou moins suivi du clivage abstraction/figuration, en même temps que les catégories traditionnelles des beaux-arts, peinture/sculpture, sont mises à mal. Dans les années 1960, Fontana introduit le temps dans ses lacérations de toiles monochromes, Klein convertit les corps en « pinceaux vivants », François Morellet affûte son vocabulaire répétitif issu de l’art concret. La fin des années 1960 est marquée du sceau décisif des manifestations collectives de BMPT, et des parcours singuliers qui s’ensuivirent. Buren, Mosset, Parmentier, Toroni partagent avec les artistes conceptuels une approche analytique de l’art, au détriment de la forme, prolongeant encore le rejet de l’autonomie et de l’originalité de l’œuvre.
« Combler le trou qui se trouve entre l’art et la vie » (Rauschenberg)
Si les avant-gardes historiques avaient envisagé une contamination de la vie par l’art, en cette seconde moitié du xxe siècle, ce sera donc à la vie de s’infiltrer dans l’art.
Et c’est à une poignée d’artistes anglais, parmi lesquels Richard Hamilton et Eduardo Paolozzi qu’il revient d’ouvrir le bal pop au seuil des années 1950, jetant les bases d’une grammaire et d’une imagerie dont les générations actuelles n’ont pas fini de se rassasier. Andy Warhol, James Rosenquist, Tom Wesselmann, Roy Lichtenstein ou Claes Oldenburg aux États-Unis, Richard Hamilton, Allen Jones en Grande-Bretagne ou Martial Raysse en France empoignent les codes de la société moderne, les détournent souverainement, avec force couleurs, reproductibilité, séduction et immédiateté, rétablissant le champ de l’art dans la vie quotidienne, sans véritable offensive idéologique. Ainsi à la représentation, le Pop Art substitue-t-il la matérialité brute et quotidienne du réel. Pourtant, s’il replace le propos artistique dans le réel, il s’infiltre dans le territoire de l’art bien plus qu’il ne s’impose en rupture claire et véhémente d’avec une génération apparemment figée par son triompheet son formalisme, mais dont les expérimentations renouvelées et critiques (Robert Ryman, Brice Marden, Frank Stella) surgissent parallèlement à la déferlante pop. Si cette dernière sonne comme une réponse pétillante à l’hégémonie de l’abstraction, en particulier aux États-Unis, c’est une cohabitation complexe qui s’établit. En témoignent Jasper Johns et Robert Rauschenberg, dont les puissantes propositions fédèrent autant qu’elles critiquent les territoires artistiques dominants.
Les nouveaux réalistes
Au même moment, en France, l’exigence d’une réconciliation ou d’une réappropriation du réel par l’art se fait plus pressante. Le 27 octobre 1960, Arman, François Dufrêne, Yves Klein, Jacques Mahé de la Villeglé, Martial Raysse, Daniel Spoerri, Jean Tinguely, Raymond Hains, réunis autour et par Pierre Restany, déclarent : « Les nouveaux réalistes ont pris conscience de leur singularité collective. Nouveau Réalisme = nouvelles approches perceptives du réel. » Associés dans un champ aux contours nébuleux autour de l’attrait du réel, les nouveaux réalistes et artistes pop n’en demeurent pas moins dissemblables. À l’ombre de Duchamp et de dada, les nouveaux réalistes réactualisent le principe du ready-made en lui adjoignant une énergie ardente, reconnaissant à la ville et à la technologie une source de création. Objets récupérés, détritus, déchets industriels, rebuts de la société de consommation constituent pour l’essentiel du vocabulaire d’Arman, Spoerri ou Tinguely.
Le hasard et la provocation y font leur entrée, devenus bientôt principe ordonnateur. L’œuvre d’art conteste désormais sa permanence, doute d’elle-même et s’approprie le réel. Assemblages, désintégrations, détournements, décollements d’affiches ramènent l’œuvre dans le champ de l’anonymat, du temps présent et dans le giron du réel.
Élargir le champ des possibles
En dépit de la brièveté de son existence (quatre ans), le groupe Fluxus, créé en 1961 par George Maciunas, bouscule avec autant de radicalité que d’excès les normes dictant les modalités de la création. Le groupe Fluxus tente de définir à nouveau et autrement la relation entre l’œuvre, le public et l’artiste. Désarçonner l’ensemble par le surgissement de l’action – qui vient rompre violemment avec la nature contemplative du rapport à l’œuvre –, mêlant cultures savante et populaire, tel est le programme partagé entre ces quelques figures tutélaires, Nam June Paik, Robert Filliou ou Joseph Beuys, défricheurs utopistes et iconoclastes d’un art rendu au public et retiré absolument (du moins
dans un premier temps) du marché de l’art, vers une pratique qui atomise les limites du musée et de l’exposition. Une idée, une scène, convertie en action, éphémère par essence, fixée par la photographie, exposée dans un musée, telles sont les procédures dictant ce nouveau mode de faire, de montrer et de recevoir l’œuvre d’art, remodelant durablement le territoire de la création. La pratique du happening, de la performance explose dans les années 1960, dans le sillage de John Cage et Allan Kaprow.
Le corps outil, le corps matière
Emboîtant le pas de ces trublions dont les élans révolutionnaires furent finalement très vite rendus à l’art, les acteurs (dispersés) du Body Art prolongent ce champ des possibles au seuil des années 1970. Cette fois, les artistes envisagent leur propre corps comme matière, comme support ou comme outil. Le corps s’offre à toutes les expériences, dans le prolongement d’une stratégie qui voudrait brouiller les frontières entre l’art et la vie, entre art et non-art.
En 1965, se constitue le Groupe d’action viennois, qui verra Otto Mühl, Rudolf Schwarzkogler, Herman Nitsch s’adonner à des rituels sacrificiels, orgiaques et violemment expressifs, n’hésitant pas à mettre en scène corps humains et animaux enduits de sang ou d’excréments, en un débordement outré à connotations sexuelles, fétichistes d’une violence souvent insoutenable. Et alors qu’en 1970 le groupe viennois se délite, l’art corporel connaît une série d’adeptes, à l’image de Michel Journiac, Vito Acconci, Orlan, Chris Burden ou Gina Pane, maintenant le corps à l’épreuve comme procédure et posture artistique.
De la forme au concept
Le corpus conceptuel se présente abusivement comme une gigantesque lame de fond, traversant la seconde moitié du siècle, à laquelle s’agrégerait une somme considérable de pistes, postures et suggestions. L’art conceptuel définit pourtant un moment précis de l’histoire de l’art. Essentiellement anglo-saxon, le mouvement accueille des artistes tels que Joseph Kosuth5, Lawrence Weiner, Sol LeWitt ou plus tard le groupe Art-Language qui se chargent dans leur ensemble de convertir l’art en notion objective qu’il convient d’analyser. Cette approche analytique fonde le geste conceptuel. Si en 1965 Joseph Kosuth adosse une plaque de verre contre un mur, accompagné du protocole suivant : « N’importe quelle plaque de cinq pieds adossée à n’importe quel mur », émettant un principe d’autodéfinition, à partir des années 1970, les procédures affinent l’idée d’un art dont la pratique se fixe pour objectif d’élucider l’art, opposant décidément l’analyse à la forme.
À cet art conceptuel stricto sensu, constitué comme une réponse à la culture de l’objet alors dominante, s’agrègent plus largement des pratiques défendant l’idée d’un art incarné par le sens, bien plus que par la forme. Place au contenu, à la pensée, à l’idée et à la signification, rejoignant par là la progressive opération de dématérialisation assumée par la seconde moitié du XXe siècle, défendant un art qui renoncerait relativement à l’œuvre.
L
’exposition « Art by telephone », présentée en 1969 au musée d’Art contemporain de Chicago, incarne cette négation de la forme au profit du concept, poussant l’exercice jusqu’à se passer de l’artiste pour exécuter l’œuvre, la valeur artistique étant incarnée dans la seule idée préalable à sa réalisation. L’art s’incarne par le langage. Un postulat qui libère une kyrielle de procédures, techniques, registres et natures de projet, qui, dans un même geste langagier, convoquent l’image, le texte, le livre, les objets, la peinture, mais dissocient toujours l’art de la matérialité des objets. L’exposition « Quand les attitudes deviennent formes » menée à Berne en 1969 par Harald Szeemann rassemblant Beuys, Morris, Artschwager, Chris Burden, Yves Klein, Oldenburg, les représentants de l’Arte Povera fait alors le point sur cette même exigence d’une extension du domaine de l’art à son processus, à sa réalité et à ses disciplines voisines du spectacle vivant.
In situ
Le principe d’un programme incarnant l’œuvre rejoint relativement les expériences menées par l’inclassable cénacle des indispensables artistes du Land Art, à la différence notable que les œuvres produites assument la notion véritable d’achèvement. Né principalement aux États-Unis en 1967-1968 de la volonté de sortir des structures et des institutions traditionnelles de l’art, par un programme de vie, un espace ouvert et libre, le Land Art fonde un rassemblement d’artistes aux intentions formidablement distinctes, qui, sans jamais rejoindre rigoureusement une inflexion théorique singulière, semble incarner à lui seul bon nombre de chemins explorés alors par les artistes.
Rejet de l’idéologie culturelle américaine dominante, contestation des données normatives de la création plastique, désaveu de la pérennité et de la matérialité de l’œuvre, résistance au marché et à la possession, accentuation du protocole d’exécution impliquant une désacralisation de l’œuvre d’art autant que de l’artiste, transmission au public par documents et photographies, tels sont les quelques principes avalisés par Michael Heizer, Dennis Oppenheim, Robert Smithson, Barry Flanagan et Richard Long, ou Klaus Rinke. Ils y adjoignent l’exigence d’une intervention in situ, principalement dans la nature.
Unifiant forme et geste (et s’éloignant par là des conceptuels), à mi-chemin entre sculpture, architecture et paysage, leurs dispositifs éphémères ne peuvent être séparés de leur contexte naturel. Le caractère précaire de ces réalisations implique alors une réflexion sur les conditions même d’exposition et ouvre un champ d’investigation que les artistes vont largement explorer au cours des années 1960 et 1970. Daniel Buren, nomade, « vit et travaille in situ », disposant au gré des mises en situation, son « outil visuel », indissociable du contexte qui les accueille, sans valeur artistique intrinsèque, s’attaque à l’autonomie supposée de l’œuvre d’art, pour lui substituer l’autonomie de son usage. Des pistes dont les héritages perdurent largement, et dont les effets premiers auront été d’allouer au concept d’art, une élasticité salutaire et énergique, offrant aux années contemporaines les outils d’une création incarnée par sa nature protéiforme
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°565 du 1 janvier 2005, avec le titre suivant : 60-70’s, avant-gardes suite et fin