Les Musées royaux des beaux-arts de Belgique consacrent, dans le cadre du festival Europalia, une exposition sur le thème du train vu à travers les avant-gardes. Attention au départ…
Difficile pour un usager des transports publics du XXIe siècle d’imaginer la révolution qu’a représentée l’invention du chemin de fer dans les années 1820. Originellement conçu pour faciliter la circulation des marchandises, ce mode de transport devient rapidement l’un des plus usités en Occident. Son irruption dans le paysage a totalement bouleversé la conception des distances et du temps. C’est même son essor qui a conduit à abandonner l’heure locale solaire et à harmoniser l’heure d’une ville à l’autre pour éviter les accidents ! En l’espace de quelques décennies, le réseau ferré maille la totalité du continent européen, puis l’Amérique, l’Asie et l’Afrique. Les voies ferrées, les ponts et surtout les gares transforment drastiquement le paysage et deviennent les marqueurs de la révolution industrielle. Monument spectaculaire de fer et d’acier et véritable cathédrale de l’ère moderne, la gare devient d’ailleurs une icône de la peinture de la seconde moitié du XIXe siècle.
L’incursion du train dans le quotidien et l’univers mental des Européens suscite cependant des sentiments ambivalents. Le chemin de fer génère en effet autant la fascination et l’enthousiasme qu’une immense crainte. La vitesse de ce mode de transport inquiète ; il faut dire que pour la première fois les êtres humains voyagent plus rapidement que ne le permettent les seules forces naturelles et animales. Revers de la médaille, cette brutale accélération cristallise aussi les angoisses d’une partie de la population qui rejette un changement aussi profond et redoute la supposée violence de ce moyen de transport. Alimentée par des angoisses farfelues, mais aussi par d’impressionnants accidents, cette peur inspire également les artistes. À l’image de Gustaaf Wappers qui assimile la locomotive à un monstre terrifiant. Dans son tableau, dont le titre signifie « le char de Satan », il représente la locomotive telle un dragon dévorant la campagne en traçant de larges saignées dans les champs.
« Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. » C’est en ces termes élogieux que Marinetti déclare sa flamme à la vitesse dans le Manifeste du futurisme. Parmi les moyens de transport encensés par le mouvement, le train occupe une place de choix, car les futuristes chantent « les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument et les locomotives au grand poitrail qui piaffent sur les rails ». Presque tous les peintres du groupe tenteront ainsi de capter la vitesse et le mouvement des trains. Plus qu’une représentation réaliste, c’est bien la sensation de la vie moderne effrénée que les artistes essaient de saisir sur leurs toiles. Explosion de couleurs et enchevêtrement de puissantes lignes de force, le train d’Ivo Pannaggi est ainsi une ode à la machine. Cette œuvre, qui flirte avec l’abstraction, parvient presque à faire ressentir au spectateur le fracas et le mouvement irrépressible d’une locomotive lancée à toute allure.
À partir des années 1910, l’industrialisation de la société s’accélère encore d’un cran. Trains, automobiles, mais aussi toutes sortes de machines domestiques et équipements électriques rythment le quotidien des foyers occidentaux. Séduits par ces emblèmes de la vie urbaine moderne, de nombreux artistes d’avant-garde introduisent ces inventions dans leurs œuvres radicales. Fernand Léger sera un des fers de lance de ce culte de l’esthétique industrielle et machiniste. À son retour du front, le peintre rompt avec l’univers cubiste et se lance dans une quête picturale visant à capturer le « nouvel état visuel » du monde. Il multiplie notamment les tableaux s’appropriant des éléments iconographiques caractéristiques puisés dans l’univers du train, à commencer par la signalétique ferroviaire qu’il évoque par de grands disques colorés. L’artiste consacre alors ces éléments techniques comme le vocabulaire par excellence d’un art moderne pur et dépouillé de toute tentation décorative.
Les surréalistes ont eux aussi plébiscité le train, mais pas pour les mêmes raisons. Dans leurs œuvres, le train n’est pas investi d’une symbolique moderniste, il apparaît en revanche comme un outil d’exploration de l’inconscient des voyageurs. Les artistes se nourrissent des recherches de Freud sur les effets provoqués par le train sur ses passagers. L’artiste de cette mouvance qui a le plus été inspiré par la métaphysique du train est sans aucun doute Giorgio De Chirico. Ce motif, tantôt énigmatique, tantôt menaçant, revient constamment dans son œuvre, associé à des éléments iconographiques étranges suscitant des rapprochements poétiques et psychiques inédits. Il faut dire que le train occupe une place de choix dans sa vie, car son père était un ingénieur ferroviaire réputé. Certains voyages en train ont par ailleurs joué un rôle fondamental dans sa vie, comme sa fuite depuis l’Italie pour échapper à son enrôlement militaire. Ses trains agissent donc comme des métaphores de l’introspection.
Après-guerre, l’engouement des artistes pour le train s’essouffle considérablement. À l’exception notable d’un peintre qui a façonné pratiquement toute sa carrière autour de ce motif : Paul Delvaux. Le Belge peut même se targuer d’avoir reçu une distinction unique parmi ses confrères, puisqu’il a été nommé chef de gare honoraire de Louvain-la-Neuve ! Reconnaissables entre mille, les tableaux de Delvaux représentent presque invariablement des gares désertées, des locomotives sur lesquelles planent d’épais mystères et des jeunes femmes lascives au regard absent. Passionné par l’univers ferroviaire depuis sa prime jeunesse, l’artiste mettait un point d’honneur à représenter ces machines avec le plus grand réalisme, malgré le caractère poétique et onirique de ses toiles. Ses œuvres inclassables et teintées de nostalgie dépeignent ainsi un monde disparu et fantasmé. En effet, même après leur retrait de la circulation, le peintre continua inlassablement de représenter des locomotives à vapeur.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
6 clés pour comprendre le train et la modernité
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°751 du 1 février 2022, avec le titre suivant : 6 clés pour comprendre le train et la modernité