Facétieuse et poétique, son œuvre n’en est pas moins politique. L’artiste flamand représentera, l’été prochain, la Belgique à la Biennale de Venise.
Conceptuel et sensible, le travail de l’artiste belge Francis Alÿs a très peu été montré en France. C’est à la Galerie David Zwirner que l’on doit, au printemps dernier, son exposition la plus complète présentée à Paris : un ensemble d’œuvres, dessins, peintures, vidéos, sculptures, en lien avec un projet réalisé à Gibraltar, Don’t Cross the Bridge Before You Get to the River, emblématique des fictions conçues par l’artiste, entre imaginaire pur et interrogation politique. Des deux côtés du détroit, sur une plage du Maroc et sur une autre lui faisant face en Espagne, Alÿs a filmé en 2008 des enfants engagés dans une joyeuse et improbable procession aquatique visant à relier symboliquement les deux rives de la Méditerranée…
Que sait-on de ce Flamand francophone né à Anvers en 1959 ? Que, arrivé à Mexico en 1986 comme architecte, il a décidé d’y rester et de se tourner vers les arts visuels – plusieurs films courts documentent sur plus d’une décennie ses déambulations dans la ville, chacune obéissant à un protocole différent. Puis qu’il s’est intéressé aux jeux d’enfants, un peu partout dans le monde, et particulièrement dans les pays défavorisés : sa série Children’s Games, commencée en 1999, est toujours en cours. Qu’entre 2010 et 2014, il s’est rendu à plusieurs reprises en Afghanistan, d’abord invité par la Documenta, manifestation d’art contemporain qui a lieu tous les cinq ans, ensuite en tant qu’artiste de guerre détaché de la task force de l’armée britannique. Enfin, qu’il a bénéficié de plusieurs expositions importantes dans des institutions d’envergure internationale, que ses œuvres sont présentes dans de grandes collections publiques et privées et qu’il représentera la Belgique à la prochaine Biennale de Venise.
« Si je me replonge dans mes jeunes années d’artiste, au début du développement d’un langage, la marche était avant tout un espace facilement accessible qui s’est révélé extrêmement propice à expérimenter toute une série de choses », explique-t-il, alors qu’une exposition organisée cet automne par le Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne mettait en exergue un texte fondateur, « As Long As I Am Walking ». « Pendant que je marche, énonce ce manifeste rédigé au début des années 1990, je ne suis pas en train de choisir, de fumer, de perdre, de faire, de savoir… » Une série d’actions sont ainsi énumérées sur un mode répétitif incantatoire. « Quand j’ai écrit cela, réfléchit Francis Alÿs, dans quel état d’esprit étais-je ? Je crois que j’essayais de comprendre… Il y a cette tension entre l’activité d’atelier et l’activité dans la rue, dans l’espace public. On est constamment ramené à l’un ou à l’autre… Et il y a l’attraction un peu fatale vers le lieu d’exposition, la galerie, l’espace de musée. » Dans la liste de tout ce qu’il ne fait pas pendant qu’il s’adonne à la marche, l’artiste note : « Je ne suis pas en train de… peindre. »
Cette mise à distance de sa pratique s’illustre à nouveau dans le film The Leak (2002), où on le voit quitter le Musée d’art moderne de Paris, un pot de peinture percé à la main, pour une flânerie filmée au ras du bitume et qui y laisse une longue coulée blanche sinueuse. La dernière image voit l’artiste raccrocher le pot par son anse à un clou fiché dans le mur, comme un geste le ramenant inéluctablement à la cimaise. Deux ans plus tard, il entreprendra dans Jérusalem une promenade semblable, mais étirée sur deux jours et retraçant par une traînée de couleur la frontière issue de l’armistice de 1949 entre Israël et les États arabes (The Green Line, 2004). Le sous-titre de l’œuvre précise : « Sometimes Doing Something Poetic Can Become Political, And Sometimes Doing Something Political Can Become Poetic ». Ainsi la poésie de la marche rejoint-elle une démarche politique. Ne serait-ce que parce que chacune de ses dérives urbaines traduit une volonté toujours affirmée « de produire le moins possible ». C’est la direction.
Après avoir longtemps arpenté Mexico, Francis Alÿs s’aventure au Moyen-Orient, notamment en Afghanistan et en Irak. « Il a énormément voyagé dans des contrées lointaines et travaillé sur des projets à long terme. C’est en partie pourquoi on n’a pas vu d’exposition à New York ou à Paris ces dernières années, parce que les projets prennent un temps considérable à aboutir », explique Bellatrix Hubert, senior partner à la Galerie Zwirner à New York, qui souligne : « Il suit toujours le même processus créatif, la dimension collective reste importante et son travail vidéo fonctionne de façon immersive. »Parmi ses films les plus connus figure ainsi Tornado (2010), qui place la caméra – et le spectateur – au cœur d’un cyclone, et dont le tournage s’est étalé sur des années, explique le réalisateur Rafael Ortega, avec lequel Alÿs collabore de longue date. Dès 2002, avec Cuando la fe mueve montañas, tentative de déplacer une dune dans le désert péruvien à l’aide d’une petite foule de bénévoles armés de pelles, Francis Alÿs a renoncé à commercialiser ses vidéos. « C’est une décision que j’ai prise après ce projet à Lima. Même si la vente ne pouvait en aucune manière couvrir les frais d’une telle production, il y avait une ambiguïté dans le fait d’avoir demandé de façon totalement gratuite à des gens de déplacer une dune et de me retrouver à commercialiser la documentation de l’événement. Cette décision a énormément facilité ma relation avec mes collaborateurs ultérieurs. Personne ne va gagner d’argent avec ce qu’on fait, c’est pour le plaisir et l’amour de l’art, appelez ça comme vous voulez. Et puis le format vidéo, que l’on peut reproduire si facilement, rend l’objet lui-même complètement caduc. » Tous les films de l’artiste sont par conséquent disponibles en libre accès sur son site.
Dans quelle mesure cette approche radicale est-elle compatible avec sa représentation par un des marchands les plus en vue ? « Le travail de Francis n’est pas orienté vers des expositions commerciales en galerie. Il ne l’a jamais été. Le plus souvent, il est destiné à un contexte muséal, affirme Bellatrix Hubert. Nous soutenons Francis en dehors de toute considération commerciale. C’est un modèle différent, à long terme, souple et holistique. Cela suppose beaucoup d’intégrité et de confiance. À partir de là, des possibilités se créent. Il s’agit de penser en dehors de l’espace habituel de la galerie, au-delà d’une réflexion à court terme qui peut être très limitative. »
Tout un pan de la production de Francis Alÿs, constitué de dessins et de peintures, donne cependant lieu à des transactions monétisées. « J’ai été formé comme architecte, rappelle-t-il : le dessin est ma façon d’exprimer une idée. C’est aussi un moyen de communication et un médium moins agressif que l’appareil photo. En voyage, quand je dessine, les gens viennent vers moi. Sans compter que je vis de la vente de mes dessins, qui me permettent de financer mes projets. » Croquis d’observation, lente assimilation cathartique d’une situation de guerre, études préparatoires, story-boards déroulant le scénario de films, tableaux de petit format… : la typologie des dessins présents dans l’œuvre de Francis Alÿs est extrêmement variée. D’une grande délicatesse, certaines de ses huiles sur toile déclinent une palette chromatique d’une douceur raphaélienne, comme si parallèlement à ses vidéos expérimentales, le dessin renvoyait à un langage plus classique. Dans une autre série, réalisée après ses séjours en Afghanistan, intitulée TRF (pour Tactical recognition flashes), l’artiste se focalise sur les insignes militaires qui lui inspirent des monochromes en forme de carrés et de losanges peints à même le bois, écussons énigmatiques et magnétiques qui condensent de façon abstraite une situation aussi réelle que difficile à comprendre.
Ces dernières années, les séjours de Francis Alÿs en Europe ont été brefs et espacés, au point que les villes occidentales lui sont devenues un peu étrangères, très éloignées de l’idée qu’il se fait de l’espace public comme « un lieu de brassage, de cultures, de différentes strates sociales, de métiers… » Malgré sa reconnaissance internationale, on pourra s’étonner de le voir représenter la Belgique à la Biennale de Venise. Il s’en amuse lui-même : « Je suis un produit bâtard, flamand d’origine, de famille francophone, citoyen mexicain en passe de devenir résident permanent au Canada : un amalgame qui rend la notion nationale un peu floue. » Mais Venise lui offre une vitrine formidable. « En 2017, j’ai participé à la biennale avec une petite œuvre dans le pavillon irakien, et j’ai été impressionné par le nombre de gens qui l’avaient vue. À une époque où tout va très vite, la durée d’attention d’un spectateur est tellement courte que lorsqu’on parvient à arrêter les gens entre quatre et douze minutes devant des images somme toute assez banales, c’est un petit miracle. On est tenté de voir jusqu’à quel point on peut répéter cette situation. Surtout quand on a déjà un certain bagage derrière soi, car malgré tout, ce qu’apporte le temps, c’est le doute. Quand on est jeune, on se pose moins de questions. Est-ce que c’est mon rôle de faire ceci, est-ce que c’est mon droit de faire cela ? On apprend énormément en montrant. Le retour que l’on a d’une exposition est capital. »Le pavillon belge sera essentiellement consacré à la poursuite de sa série Children’s Games, sorte d’inventaire des jeux d’enfants partout dans le monde. Un projet que l’artiste dit avoir voulu accélérer en constatant la disparition de certains divertissements enfantins, en particulier en Occident. « Je présenterai une dizaine de nouvelles vidéos de cette série. Beaucoup des jeux que je documente sont des jeux auxquels un enfant né après l’an 2000 n’aura pas joué. Des jeux aussi simples que les parties de billes… C’est lié à l’invasion de l’imaginaire par les médias sociaux, par le numérique. Et puis, en tant que parent, la surinformation dont nous bénéficions et pâtissons à la fois rend assez méfiant vis-à-vis de la société et de l’espace public. Les enfants de ma génération pouvaient sortir dans la rue, disparaître dans la ville et revenir pour l’heure du dîner ; mes enfants sont beaucoup plus protégés et ont beaucoup moins de liberté. Leur langage est en train de changer. » S’il se sent un peu comme un punk à la Biennale de Venise, cette représentation lui offre cependant une reconnaissance institutionnelle supplémentaire. « Après ce focus, espère Bellatrix Hubert, nous pourrons travailler sur un projet avec un musée en France. »
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Alÿs Francis, l’art de la fugue
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°751 du 1 février 2022, avec le titre suivant : Alÿs Francis, l’art de la fugue