Art ancien

6 clés pour comprendre l’art rocaille

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 22 novembre 2022 - 960 mots

VERSAILLES

Au château de Versailles et à la Manufacture de Sèvres, deux expositions mettent actuellement en lumière l’inventivité et la magnificence du style rocaille, triomphe des arts décoratifs et mobiliers au siècle des Lumières.

Nouvelle ère

Versailles -  Indissociable du règne de Louis XV, le style rocaille incarne un bouleversement esthétique autant que philosophique. À la mort de Louis XIV, le royaume, épuisé par les crises économiques, d’interminables guerres et plombé par une ambiance dévote, aspire à changer d’ère. Légèreté et joie de vivre sont les maîtres-mots d’une société qui se rêve libérale, heureuse et rationnelle. Les premières bibliothèques voient ainsi le jour et les lieux de sociabilité et d’érudition se multiplient, des salons aux clubs, en passant par les loges maçonniques et les académies. Les idées nouvelles circulent avec une vitalité inédite et Paris est le théâtre d’un extraordinaire bouillonnement intellectuel et scientifique qui culmine avec la rédaction de l’Encyclopédie. Le culte des sciences donne naissance à des objets d’une prodigieuse inventivité, telle la pendule de Passemant. Réalisée pour le roi, qui était féru d’astronomie, elle est considérée comme un chef-d’œuvre de l’horlogerie et des arts décoratifs.

Exubérance et fantaisie

Versailles -  L’art rocaille prend en toute chose le contrepied du style du Grand Siècle. La rhétorique classique et grandiloquente « louis-quartozième » est abandonnée au profit d’une esthétique souple et légère. Si le cadre de vie des aristocrates et des bourgeois les plus fortunés demeure fastueux, l’aménagement privilégie désormais les décors gracieux où triomphent les couleurs claires et les formes fantaisistes d’inspiration naturaliste. Le terme rocaille évoque d’ailleurs l’univers des pierres et des coquillages. Rompant avec la symétrie et les formes orthogonales, la rocaille fait la part belle aux courbes et contre-courbes, notamment d’acanthes, comme dans le cas du mythique lustre de Madame de Pompadour. Cette nouvelle grammaire visuelle consacre la ligne serpentine, la spirale, l’arabesque et la volute. Elle triomphe logiquement dans les arts décoratifs qui permettent d’infinies variations sur ces motifs. La ferronnerie, l’orfèvrerie, la porcelaine et les boiseries sont ainsi ses terrains de prédilection.

Art de vivre

Versailles -  Triomphe des arts décoratifs, le siècle des Lumières incarne aussi le summum du raffinement dans le mobilier français. Après la solennité exacerbée du Grand Siècle, on recherche désormais l’intime et le confort. L’architecture intérieure évolue vers de plus petits espaces meublés d’éléments moins massifs aux formes et aux décors légers ou personnalisés. La commode est le meuble par excellence de l’époque, car elle permet d’avoir à portée de main tout le nécessaire et donc de se passer de domestiques afin de renforcer son intimité. Ce meuble éminemment fonctionnel devient le support de toutes les extravagances, se parant de placages précieux, de nacre, de pierre, de porcelaine, de laque et, bien sûr, de bronze doré. L’aspect luxueux et la grande plasticité de ce matériau en font en effet le métal incontournable de l’art rocaille. L’iconique commode de Louis XV, dont les décors évoquent des volutes, des coquillages, des ailes d’oiseaux et des fleurs, témoigne de l’inventivité débridée des bronziers

Exotisme

Versailles -  La rocaille révolutionne les arts en puisant dans le répertoire naturaliste, mais aussi en imposant de nouvelles thématiques comme la scène galante et les sujets exotiques. L’époque se passionne en effet pour les contrées lointaines comme l’Asie et plus généralement l’Orient. Les motifs exotiques envahissent alors les bibelots, les fameuses chinoiseries. Ils sont aussi le sujet à part entière de grands programmes peints, à l’image des singeries, mais aussi du spectaculaire cycle exécuté pour les petits appartements de Louis XV à Versailles. Composé de neuf tableaux signés de la crème de l’époque (Boucher, De Troy, Van Loo), cet ensemble témoigne de l’engouement pour un Orient fantasmé avec ses animaux sauvages et ses habitants pittoresques. L’attrait pour l’ailleurs est le prétexte à des paysages lumineux et poétiques, tandis que l’affrontement entre les bêtes féroces et les chasseurs locaux donne lieu à des combats virevoltants et chorégraphiés, typiques de l’énergie formelle de la rocaille.

Or blanc

Sèvres -  Matériau de prédilection de la rocaille, la porcelaine connaît au XVIIIe siècle son apogée. Cette pâte est d’ailleurs si recherchée qu’on l’a désignée comme l’or blanc de l’époque. Les Occidentaux, qui ont cherché pendant des décennies son secret de fabrication, se sont en effet livrés une rude compétition pour percer le mystère de sa solidité. Dans une Europe dominée culturellement par la France, c’est pourtant le voisin saxon qui décroche dans un premier temps le monopole de cette vaisselle de luxe, grâce à la célèbre manufacture de Meissen. Les exubérantes productions de la principauté de Saxe inondent rapidement le marché, popularisant des motifs nouveaux qui font fureur. Les artistes de la manufacture inventent notamment tout un bestiaire qui devient emblématique des intérieurs rocaille. Oiseaux, singes et surtout carlins sont collectionnés avidement par les amateurs de l’époque. Ces animaux, jugés kitsch depuis, ont un peu nui à la réputation de la porcelaine du siècle des Lumières.

Forme organique

Sèvres -  Ex æquo avec le métal, la porcelaine constitue le matériau le plus propice à la folie des expérimentations rocaille. La nature malléable et ductile de cette céramique d’une grande finesse autorise en effet une inventivité quasiment illimitée. Or, l’esthétique rocaille a engendré tout un imaginaire organique et sensuel dont les formes libres sont souvent à la frontière de l’abstraction et de la mollesse. Les motifs les plus radicaux, dont la structure était irréalisable, sont d’ailleurs restés de l’ordre du caprice de papier. La sculpture sur porcelaine permet de donner corps à cet imaginaire charnel et ondoyant, dont les motifs jouent avec l’instabilité, le mouvement et l’équilibre. Manifeste de l’art rocaille, cette saucière réussit le tour de force d’évoquer une vague déferlante et son écume bouillonnante s’enroulant en volutes défiant la gravité. La composition asymétrique et multipliant les surprises parvient même à donner l’illusion d’une matière vivante en perpétuelle transformation.

« Louis XV. Passions d’un roi »,
jusqu’au 19 février 2022. Château de Versailles, place d’Armes, Versailles (78). Tous les jours sauf le lundi de 9 h à 17 h 30. Tarifs : 19,5 et 14,5 €. Commissaires : Yves Carlier et Hélène Delalex. www.chateauversailles.fr,
« Formes vivantes »,
jusqu’au 7 mai 2022. Sèvres Manufacture et Musée nationaux, 2, place de la Manufacture, Sèvres (92). Tous les jours sauf le mardi de 10 h à 13 h et de 14 h à 18 h. Tarifs : 8 et 6 €. Commissaires : Judith Cernogora, Charlotte Vignon, Céline Paul et Jean-Charles Hameau. www.sevresciteceramique.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°760 du 1 décembre 2022, avec le titre suivant : Comprendre l’art rocaille

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