L’enchaînement des quinze scénarios d’exposition, qui forment autant de récits conçus autour d’orientations tantôt formelles, tantôt thématiques, met vite à l’épreuve la sagacité du visiteur.
PARIS - Entre procès d’intention et espoir secret qu’il se passe « quelque chose » dans le petit monde de l’art contemporain, « La force de l’art » laisse un sentiment général mitigé. Ceux qui attendaient une catastrophe produite par la hâte et le volontarisme institutionnels en sont pour leurs frais : le projet se tient et entretient avec l’espace un jeu perfectible, mais plutôt agréable au visiteur. Il ne parvient cependant pas à combler l’ambition affichée : dresser un panorama de « l’art en France des années 1960 à nos jours ». La proximité générationnelle des personnalités engagées dans le projet, par-delà la diversité de leurs itinéraires, a déterminé une découpe rétrospective dans la scène, une strate dans la population artistique. D’où l’effet de constat et de confirmation, voire une impression de déjà-vu auprès, au moins, du public informé ; d’où aussi, de façon plus problématique, l’effet de vide sur les artistes des plus jeunes générations. Surtout, le principe d’exposition d’expositions alimente un autre effet pervers : la dissolution du point de vue. Car la somme des partis pris des quinze commissaires, de quinze subjectivités « expertes », conduit par effet de kaléidoscope au bord d’un relativisme dévastateur, qui sape la richesse du principe de carte blanche. Souhaitons donc que les prochaines éditions, puisque le projet est celui d’une triennale, se libèrent de la tentation de panorama général – le syndrome de l’exposition universelle attaché au Grand Palais ? – au profit de thèses ou d’hypothèses, de points de vue discutés, disputés, mais marqués. Car, finalement, le débat autour de « La force de l’art » porte trop peu sur les œuvres : il faudrait leur laisser la place.
Seuls les plus construits des accrochages parviennent à proposer une lecture articulée. Du plus ou moins convaincant (du chevillé à la Troncy au juxtaposé à la Marchès), les différences de régimes de lecture au gré du parcours font parfois écran à l’approche des pièces dans leur singularité. Avec « Objectivités », Daniel Soutif réunit des œuvres à système. Les ensembles sont clairs et le lien entre les pièces est soutenu par des œuvres solides, mais sans surprise : reste qu’œuvres et accrochage parlent bien de la même chose. Au contraire, l’ensemble réuni dans le pavillon Marcadé, imposante construction à étage, demeure une juxtaposition de pièces qui jouent leur propre musique. Dès l’entrée, le portrait, circonstanciel et ironique, du Premier ministre par Ming résonne entre hommage et coup de pied de l’âne. Éric de Chassey a délibérément provoqué des réactions entre pièces réunies en nombre et confrontées jusqu’au carambolage, alors que la relative précision des enjeux entre figure, image et abstraction produit un ensemble qui sollicite l’attention au-delà de l’aspect formel. On n’en dira pas autant de l’espace occupé par Richard Leydier, qui pousse à la répulsion vis-à-vis de la peinture. Personnel et autrement habité, l’accrochage marqué par la fidélité et par l’ouverture d’Anne Tronche n’arrive qu’à peine à s’imposer comme tel (choix des pièces ? saturation de l’espace ?), malgré les Mouraud, Sanejouand, Erró ou Jacquet. L’espace est à l’inverse ouvert avec le dispositif choisi par Paul Ardenne pour présenter un ensemble de sculptures et d’objets, voués à se débrouiller tout seuls sur leur estrade-socle. Une délicieuse chorale de Hubaut y ouvre une brèche heureuse.
Au demeurant, les œuvres remarquables, dont beaucoup viennent des collections publiques, sont légion sous la verrière, pour qui prendra le temps de les lire aussi pour elles-mêmes. Elles cohabitent dans un glissement thématique fin chez Lorand Hegyi, du bientôt blanc d’Opalka à la juste noirceur de regard portée sur le monde par Toguo. L’hommage à Hains de Nathalie Ergino est enraidi par la pièce de Basile, là où, démonstratif et séduisant, Zahm fait preuve d’une vraie justesse traversée par une ironie joueuse et bienvenue. Incontestablement remarquable et remarqué dans la mise en scène, voire la manipulation d’œuvres et de visiteurs (des ténèbres des projections à l’aveuglement d’une salle blanche, morceau de bravoure d’accrochage), Éric Troncy a une curieuse façon d’accepter la partie sans jouer le jeu, l’Italien Vezzoli venant à l’appui de la thèse du commissaire sur la prégnance du reality show sur l’art d’aujourd’hui, qu’aucun artiste français n’aurait, faut-il croire, su alimenter…
En rupture avec l’architecture de cimaise à la disparate plus ou moins contrôlée, la contribution de Xavier Veilhan, artiste en commissaire, se donne comme un édifice ambigu que l’on parcourt. La structure, d’un jaune grinçant, qui rejoue une problématique de socle bien rhétorique, supporte un cheminement dans la statuaire en huit œuvres, d’un gisant de 1840 à un monument de Séchas (2002) en passant par un équestre Louis XIV.
Deux propositions restent, qui s’opposent pourtant en tout, sauf dans la figure de leur dispersion spatiale. Celle de Philippe Vergne, sensément inscrite dans les marges mais surtout stratégique, à l’image du blockhaus de Mathieu Briand en avant-poste du Grand Palais. Et celle de Hou Hanru, avec ses invitations réparties sous les coursives qui ne comptent pas sur la scénographie pour trouver leur place, mais plutôt sur leur dynamique propre, comme celle de Yang Jiechang, d’Antonio Gallego et, bien sûr, du remarqué espace de Campement Urbain – avec Sylvie Blocher –, qui tente de ramener le monde extérieur au Palais. C’est finalement l’enjeu pour tous, y compris pour les programmateurs d’événements musicaux ou autres, pour la librairie et le restaurant, pour les artistes, pour les commissaires et pour le Ministère, de tenter encore d’ouvrir le temple de la culture sur la démocratie. Le pari reste un pari : il n’est pas gagné. Mais il n’est pas perdu aussi longtemps qu’on le relève.
À noter l’exposition dissidente « 14 oubliés de la nomenklatura du Grand Palais » à la Galerie 1900-2000 (Paris), tél. 01 43 25 84 20. Jusqu’au 27 mai.
« La force de l’art », jusqu’au 25 juin, Grand Palais, avenue Winston-Churchill, 75008 Paris, tél. 01 42 25 06 79, www.forcedelart.culture.fr, tlj sauf mardi, 12h-20h - Commissaires : 15 commissaires et 8 personnalités associées, - Artistes : plus de 200 - Espace : 7 000 m2
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Une force de l’art éclatée
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Abonnez-vous dès 1 €Simple d’accès, la proposition de Xavier Veilhan, « Le baron de Triqueti », est à souligner pour la clarté de sa réflexion et pour son évidence formelle. Elle renouvelle un genre : l’exposition de sculptures est réinventée et se joue pour la première fois à travers les différents niveaux au sol. Celui-ci devient à la fois socle et scène, mais aussi rampe de lancement pour le public. C’est le terrain possible d’un scénario qui traverse les temps et les styles, de l’art pompier au cinétisme, de Girardon à Vasarely, d’Auguste Trouchaud à Alain Séchas… On est dans l’esprit des grandes découvertes, dans le mouvement perpétuel, dans la dynamique : des problématiques chères à l’artiste Veilhan, justement. Dans ce même esprit, la proposition de Stéphanie Moisdon, « L’école de Stéphanie », sans pouvoir être considérée comme une véritable exposition, semble être la plus ancrée dans son époque : diversité, vitesse, mouvement et récits s’égrènent chaque jour. Performances, fiction, vidéo, mode, danse, philosophie, graphisme…, c’est une agora contemporaine où chacun trouve son bonheur au hasard de son emploi du temps. Le savoir s’acquiert par le divertissement et par le jeu. Beaucoup moins scolaire qu’elle veut bien le faire croire, « L’école de Stéphanie », par son pouvoir centrifuge, contient les réelles « forces de l’art » actuelles. Anaïd Demir
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°238 du 26 mai 2006, avec le titre suivant : Une force de l’art éclatée