Décentrement, asymétrie, chaos, dislocation, éclatement, fragmentation, collage, tension, mouvement... autant d’éléments constitutifs du vocabulaire cubiste. Seuls les architectes tchèques, l’espace de trois ans, ont revendiqué l’appellation cubiste. Pourtant, analytique ou synthétique, déstructuré ou rationnel, oblique ou littéral, le Cubisme architectural n’a cessé de traverser le siècle.
En 1913, quatre jeune architectes tchèques – Josef Chochol, Josef Gocar, Vlatislav Hofman et Pavel Janak – se jettent dans le Cubisme comme on entre en religion... Leur approche est, avant tout, théorique. Certes, les œuvres de leurs amis peintres Filla ou Kubista, qui se sont engouffrés dans la brèche ouverte par Braque et Picasso, leur sont familières. Mais ce sont, pour l’instant, les théories de l’esthéticien Theodor Lipps qui les animent. Comme lui, ils pensent que la plus forte puissance d’expression des corps géométriques complexes n’est pas déterminée exclusivement par la pesanteur – horizontale et verticale. Une interprétation des mécanismes formels qui va nourrir leur propre intuition et dont, notamment, l’étude pour un monument aux victimes de la guerre de Janak est un exemple flamboyant. Le sculpteur Gutfreund va les plonger dans la réalité en leur donnant à voir les possibilités de la forme “cubisée”. Ils y touchent du doigt l’essence du Cubisme, qui tend résolument à l’expression monumentale du sujet. Ils y lisent la “variété ininterrompue des apparences et des signes d’un monde disloqué qui reconnaît pour sienne cette dislocation”. Le décentrement du sujet donne naissance, dans leur esprit, à des objets oscillant entre une géométrie riche d’allusions symboliques et un expressionnisme éclaté et obsessionnel, à une nouvelle figuration des volumes tendant à donner à ces objets une solidité et une densité autres, à la rupture des grands volumes pour les fragmenter en une série de plus petits...
De très nombreux projets naissent de cette reconquête intellectuelle, mais très peu seront réalisés. Ainsi, l’immeuble de la rue Neklanova (1913) à Prague, où Chochol trame subtilement ses façades en y faisant jouer des motifs identiques ou complémentaires empilés comme les pièces d’un jeu de cubes ; une maison à Pelhrimov par Janak et l’établissement thermal de Bohdanec par Gocar (1911) ; la porte d’entrée et les deux pavillons du cimetière du Dablice, à Prague, dont les toits coniques à degrés brisés en zigzag témoignent du tempérament explosif de Hofman... La Première Guerre mondiale mettra un terme rapide à l’architecture cubiste tchèque. Mais elle aurait abouti de toute façon à une impasse en voulant avant tout être presque exclusivement un art. Au fond, elle n’aura que marqué un des passages de l’Art nouveau à l’Expressionnisme, a fortiori si l’on considère que l’application rigoureuse d’une théorie débouchant sur une rupture volontaire entre le plan et le volume potentiel ne sert pas l’architecture...
Balbutiant en Bohême, le Cubisme sera en définitive mieux représenté à travers l’œuvre des architectes allemands de la “chaîne de verre”, souvent appelés “cristallins”. Réunis autour de Bruno Taut, au lendemain de la Première Guerre mondiale, ils affirment que la structure cristallique, liée à la transparence, représente l’ordre naturel qui commande à l’architecte. Le projet de monument en forme de cristal, posé sur une calotte sphérique et datant de 1920, a valeur de manifeste et de symbole. Le monument funéraire de Taut à Stahndorf ou encore le restaurant berlinois Scala de Belling et Würzbach témoignent de ces glissements progressifs du Cubisme vers une asymétrie plus expressionniste, chaotique et génératrice de tension et de mouvement.
La découverte des propriétés et de la plasticité architecturale du verre va accentuer une tendance saluée aux États-Unis par Hugh Ferriss, qui célèbre ces “édifices semblables à des cristaux”, tels le Shelton Hotel de l’Empire State Building. Aux États-Unis, Frank Lloyd Wright, quoique se différenciant radicalement des Tchèques et des Allemands, adopte lui aussi une démarche cubiste, comme avec l’hôtel Imperial à Tokyo (1915-1922) ou l’hôtel Arizona Biltmore à Phoenix (1927).
En réalité, on est tenté de déchiffrer la partition cubiste dans une multitude d’architectures, et tout particulièrement dans les avant-garde du XXe siècle, de De Stijl au Constructivisme, du Futurisme à l’Esprit Nouveau... D’André Mare, qui présente au Salon d’Automne de 1912 une Maison cubiste à la façade signée Duchamp-Villon, jusqu’à la villa Noailles de Mallet-Stevens dont le jardin d’inspiration cubiste est dû à Gabriel Guèvrèkian, en passant par les projets de villes futuristes de Sant’Elia, la maison Otte de Walter Gropius à Berlin (1920), la maison Schröder de Gerrit Rietveld à Utrecht (1924), les villas blanches de Le Corbusier ou certaines réalisations de Pierre Chareau ou André Lurçat, les exemples sont légion... Plus près de nous, le Whitney Museum de New York par Marcel Breuer (1958), la Republic Bank à Houston par Philip Johnson (1984), ou encore l’hôtel Il Palazzo d’Aldo Rossi à Fukuoka (1987) renvoient aux développements rondo-cubistes de Gocar et Janak. Certains vont jusqu’à voir dans la façade en moucharabiehs de l’Institut du monde arabe (1987) un clin d’œil de Jean Nouvel à la démarche rondo-cubiste. Les jeux de cubes des métabolistes japonais menés par Kurokawa, dans les années soixante et soixante-dix, participent également d’un cubisme très littéral. En poussant à l’extrême, on peut voir dans certains projets de Zaha Hadid une avancée abstraite du cubisme synthétique ; dans certains autres, de Coop Himmelblau à l’assemblage chaotique, comme un écho à un cubisme analytique ; ou encore apercevoir un cubisme déstructuré chez Frank Gehry et un cubisme rationnel chez Rem Koolhaas ; et, avec un certain humour, considérer, face à l’importance accordée à la fonction oblique par les cubistes, que l’œuvre d’un Claude Parent en découle plus ou moins directement... Quoi qu’il en soit, si le collage est une invention cubiste, alors toute architecture de collage le serait...
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Une floraison d’architectures : le Cubisme inspire de nombreux bâtiments
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°78 du 5 mars 1999, avec le titre suivant : Une floraison d’architectures