VENISE / ITALIE
La recréation à Venise de l’exposition « Quand les attitudes deviennent forme » de 1969 est le symptôme du glissement de certaines expositions vers le patrimoine.
Rares sont désormais les expositions historiques consacrées à l’art du XXe siècle à ne pas tenter de reconstituer tout ou partie d’expositions séminales dans l’œuvre d’artistes ou fondatrices de mouvements. Ainsi, on se rappellera les reconstitutions de l’exposition des peintres futuristes à la Galerie Bernheim-Jeune en 1912 au cœur du « Futurisme à Paris » au Centre Pompidou en 2008, la réédition parcellaire en 2010 de la première monographie de Picasso commissariée par le maître en personne à la Kunsthaus de Zurich en 1932, ou encore la « Mission moderne », réplique choisie du Sonderbund de 1912 au Wallraf-Richartz-Museum de Cologne l’an dernier à la même époque. Cette vague de reconstitutions – plus ou moins réussies ou opportunistes – est une des clefs de toute exposition depuis une dizaine d’années, mais elle n’est pas nouvelle. Ce qui est plus singulier, en revanche, c’est de collectionner des expositions. Le Van Abbemuseum d’Eindhoven s’est d’ailleurs fait une mission de devenir le musée des musées. Mais, entre reconstitution fidèle et exposition dans le goût du précédent historique, il y a tout un monde.
Vénération précisionniste sur la lagune
En pleine Biennale de Venise, la Fondation Prada a attiré cette année tous les regards en faisant du neuf avec du vieux. Le commissaire Germano Celant, accompagné de l’architecte Rem Koolhaas et de l’artiste Thomas Demand, a cornaqué la reconstitution fétichiste d’une exposition-phare et référence absolue dans l’art contemporain : « Live in Your Head, When Attitudes Become Form ». Véritable manifeste des nouvelles pratiques processuelles écloses au cours des années 1960, « When Attitudes » est le fruit d’une conception de l’exposition qui fait aujourd’hui modèle et imposa la figure du commissaire comme auteur : Harald Szeemann. Le directeur helvète de la Kunsthalle de Berne secoua les schémas de pensée si fort que son exposition – bien que vue par peu de visiteurs en 1969 – devint quasiment immédiatement un repère. Il est donné de revivre cette « antiquité » qui a focalisé l’attention pendant la Biennale de Venise. L’exercice est inédit, tant par le fait exceptionnel d’expérimenter ce qui a fait l’Histoire que par le souci maniaque avec lequel Celant et son équipe, épaulée par le centre de recherche de l’Institut Getty de Los Angeles, dépositaire des archives de Szeemann, ont reconstitué au millimètre le monument. Devenue ready-made, l’exposition de ces œuvres très provocantes à l’époque par leur anticonformisme a requis la duplication exacte des volumes des espaces de l’institution suisse et leur installation au sein de la vénérable Ca’ Corner du XVIIIe siècle. Celle-ci, recouverte de cimaises blanches, ne se laisse deviner qu’aux plafonds dont les fresques dépassent subtilement. Pour le reste, le visiteur fait un saut dans l’espace-temps, découvre des surfaces parfois étriquées, un accrochage dense, une grande proximité avec des œuvres souvent précaires, mais une précision radicale et jubilatoire. « Live in Your Head » installa fermement des pratiques du transitoire, des attitudes plastiques célébrant leur fabrication davantage que le résultat final. À tel point que certaines des pièces ont disparu. Elles ont parfois été recréées avec l’aval des artistes ou des fondations qui gèrent leur héritage. Parfois, elles manquent, tout simplement, signalées par un emplacement vide et une photographie documentant l’accrochage d’époque.
Car la reconstitution a ses limites. Elle questionne aussi la valeur de ces artefacts de substitution, rappelant au passage que les copies d’exposition ont toujours existé, à côté des reproductions et des fac-similés. Ce qui fait le caractère exceptionnel de la reconstitution vénitienne, c’est l’exacte proportion des salles qui rejouent au cordeau l’accrochage, la vision, devrait-on dire, de Szeemann. Le plus souvent, le précisionnisme d’une reconstitution s’arrête à ce facteur. Pas ici. L’exposition s’est transformée avec le temps et l’histoire en une métaœuvre, une œuvre d’œuvres. Elle n’est pas la première, mais certainement fait-elle partie du panthéon. Elle permet en tout cas de considérer que l’on puisse collectionner des expositions, tout du moins témoigner la volonté de les sanctuariser. Mais que signifierait alors que de faire de « Live in Your Head » une exposition permanente si celle-ci restait en l’état ? Ce n’est que pure fiction, mais deux précédents peuvent aider à analyser cet élan archéologique et à savoir s’il répond d’une nostalgie ou s’il exerce une vraie plus-value sur la scène contemporaine.
Interprétation libre au Luxembourg
Ainsi la réouverture d’une autre exposition mythique, « The Family of Man », référence de l’histoire de la photographie, exposition-œuvre du photographe Edward Steichen, aussi conservateur au MoMA de New York. Inauguré en 1955 après plusieurs années de collecte, l’ensemble de centaines de photographies dont certaines signées Margaret Bourke-White, Henri Cartier-Bresson ou W. Eugene Smith fut accroché avec un dynamisme inégalé. Certaines images servant de support à d’autres créaient un environnement visuel totalement inédit. Steichen, d’origine luxembourgeoise, a fait don au Grand-Duché de l’exposition dans sa version européenne. Car l’exposition humaniste – et fortement politique – a voyagé dans le monde entier et rassemblé plus de dix millions de visiteurs au cours de sa carrière, produite sous différentes versions. La réouverture des salles du château de Clervaux, maximisées pour recevoir au mieux cette interprétation de l’humanité par Steichen (son choix des formats des images, certains recadrages qu’il s’autorisait, la mise en espace fabuleusement novatrice), était donc un événement au début de l’été. Le réaccrochage n’a pas la radicalité de la reconstitution fidèle de la Fondation Prada. Si les tirages sont bien les originaux, l’équipe de Clervaux a toutefois procédé à une sélection, faute d’espaces suffisants et à l’échelle de la scénographie d’origine. La visite est donc troublante, d’une exactitude approximative là où l’on se serait attendu à une rigueur d’archiviste, mais elle restitue une « ambiance » assez satisfaisante.
Le Grand-Duché se retrouve d’ailleurs aux prises avec les mêmes difficultés pour une autre exposition commissariée en 1962 par Steichen : « The Bitter Years », analyse brillante des missions photographiques de la Farm Security Administration dans les années 1930. Prises par Dorothea Lange, Walker Evans et Arthur Rothstein, les images sont sélectionnées, tirées et mises en scène par Steichen. Mais le château d’eau réhabilité est trop petit pour restituer tout le parcours. Au visiteur de se contenter d’un échantillon, certes scrupuleusement choisi pour rester au plus près de la logique de l’exposition, mais trop indicatif. Cet exemple montre les limites du genre, lorsque la reconstitution doit s’adapter à un lieu qui n’a pas été mis en conformité avec le modèle de référence. Cependant, ces exceptionnels ensembles sont les témoins d’un temps qui permettait à un commissaire-artiste de créer à partir d’œuvres d’autres créateurs son propre chef-d’œuvre. Une attitude qui mérite la visite.
Un cas d’école : « Jardin-théâtre Bestiarium »
C’est d’ailleurs aussi un artiste qui est à l’origine d’un troisième cas d’école. Rüdiger Schöttle conçut une exposition-œuvre qui fut montrée au P.S.1 de New York, au Théâtre Lope de Vega à Séville et enfin au Confort moderne de Poitiers entre 1987 et 1989. « Jardin-Théâtre Bestiarium » présentait l’originalité d’être autonome, conçu sur un ensemble de podiums off-shore servant de « lieux », pour les œuvres de quatorze artistes dont celles d’Alain Séchas, de Dan Graham, de Jeff Wall ou encore de James Coleman. Avec une grande prescience, l’État français, par l’intermédiaire du Fnac, a fait l’acquisition du dispositif et de l’intégralité des œuvres en 1990, sanctuarisant la proposition dans un geste nouveau. Montré pendant quelques années au château d’Oiron, « Jardin-Théâtre Bestiarium » est réapparu après restauration en 2008 au Fresnoy. Moins reconstitution que représentation, l’exposition entre alors dans une phase performative, qui engage la visite dans le temps très paradoxal mêlant effet de remake et caractère inédit. « When Attitudes » parvenait aussi à cette juxtaposition, évitant ainsi de verser dans la nostalgie. Il en est autrement à Clervaux, où le sentiment de visiter une archéologie visuelle est patent. Sans qu’il soit dommageable, car il s’agit simplement d’un exercice différent comme c’est souvent le cas des reconstitutions dans des expositions. Cela témoigne in fine d’une remarquable prise de conscience à travers les années de la capacité des expositions à écrire l’Histoire et de la nécessité d’en développer l’étude académique et la conservation. Le nombre de colloques et la littérature exponentielle dédiée au genre de l’exposition laissent présager que le geste pionnier du Fnac devrait se répéter, même si la pression du marché de l’art laisse peu de marge à ce type d’initiatives.
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Une exposition ? Non, un chef-d’œuvre
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Abonnez-vous dès 1 €« When Attitudes Become Form. Bern 1969 / Venice 2013 », calle de Ca’ Corner, Sante Croce 2215, Venise (Italie). Jusqu’au 3 novembre 2013. Du mercredi au lundi de 10 h à 18 h. Tarifs : 8 et 10 €. www.prada.com
« The Family of Man », château de Clervaux (Luxembourg). Depuis le 5 juillet 2013. Du mercredi au dimanche de 12 h à 18 h, fermé les lundis et mardis. www.steichencollections.lu
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°662 du 1 novembre 2013, avec le titre suivant : Une exposition ? non, un chef-d’œuvre