Pour sa première grande exposition à Paris, le collectif japonais teamLab transforme la Grande Halle de La Villette en un écosystème immersif et participatif, qui abolit toute frontière physique entre le visiteur, l’œuvre et l’espace…
Ici, une cascade haute de onze mètres s’écoule du mur, se prolonge sur le sol et projette alentour des particules d’eau sitôt qu’un visiteur en brise le flux. Là, des papillons aux motifs changeants circulent d’un espace d’exposition à l’autre, et meurent si d’aventure on les touche. Plus loin, des hologrammes de musiciens jouent une partition dont l’harmonie se règle (et se dérègle) sur le comportement du public. Ailleurs, des fleurs poussent, éclosent, dispersent leurs pollens et se flétrissent, accomplissant en une heure le cycle d’une année.
Cet écosystème numérique, dont les divers composants interagissent en temps réel, au gré de programmes génératifs et d’un savant système de projections, d’éclairages et de capteurs, brouille les frontières sur lesquelles bute ordinairement toute exposition : la délimitation entre le sol et les murs s’efface pour plonger le visiteur dans un espace à trois dimensions. Chaque installation déborde sur les 2 000 m2 de la Grande Halle de La Villette en un vagabondage inédit et le moindre mouvement infléchit l’ensemble et le recompose d’une manière imprévisible. C’est d’ailleurs le vœu de teamLab, exprimé dès le titre de l’exposition, que de se situer « au-delà des limites ».
Dans la lignée de ses interventions précédentes, le collectif japonais propose pour son premier grand événement parisien une expérience spectaculaire, difficilement traduisible en mots et qui, en engageant le corps et les sens du visiteur, vise à remodeler ses relations à son environnement physique et social. « Dans un musée classique, l’œuvre est accrochée au mur et s’offre à la contemplation individuelle, explique Takashi Kudo, directeur de la communication. Nos installations peuvent aussi, évidemment, se regarder de cette manière, mais dans la mesure où le spectateur en est partie intégrante, la présence d’autres visiteurs en accroît la beauté. » Un peu plus tard, au cours de l’entretien Skype qu’il conduit, casque sur les oreilles, depuis Tokyo, le jeune homme aura cette formule emblématique : « Notre peinture, c’est la lumière, et notre toile est partout. »
Cette approche décloisonnée de la création se fonde d’abord sur un constat : les technologies numériques – et Internet tout particulièrement – abolissent les frontières, et font de l’humanité un réseau planétaire interconnecté. Depuis sa création en 2001 par Toshiyuki Inoko et une poignée de compagnons d’université, teamLab n’a cessé de prendre appui sur cette révolution pour redéfinir les contours de la création, et plus largement notre relation au monde : « Les nouvelles technologies numériques nous ont permis de libérer l’art du plan physique et de transcender les frontières, répètent à l’envi les documents de communication du collectif. Nous ne voyons pas de séparation entre nous et la nature : les deux forment un tout. Tout prend place dans la longue, fragile mais toujours merveilleuse continuité de la vie. »
Mais s’il se définit comme un groupe d’« ultratechnologistes » et martèle sa conviction que « le numérique peut étendre le domaine de l’art », pas question pour teamLab de dévoiler trop en détail l’appareillage sur lequel se fondent ses installations : « Les technologies ne sont pas le cœur de notre démarche, précise Takashi Kudo. Elles sont de simples outils au service de ce que nous voulons exprimer. Notre but est de proposer une expérience à laquelle nous croyons et de toucher les gens au plus profond. C’est comme la magie : si vous dévoilez tous vos tours, ce n’est plus de la magie ! »
Cette vision d’un monde sans limites hérite aussi, selon le jeune Tokyoïte, d’« un mode de pensée typiquement japonais » : « Nous ne distinguons pas la culture de la nature, explique-t-il. Nous faisons nous aussi partie de la nature. Après tout, une maison est faite du bois de la forêt… » Comme dans les projets précédents de teamLab, l’exposition « Au-delà des limites » prolonge ainsi une tradition picturale prémoderne nippone fondée sur l’absence de perspective. Elle s’appuie aussi sur une série de références culturelles et de coutumes plus ou moins vivaces au Japon. Dans le deuxième espace d’exposition, l’installation Peace Can Be Realized Even Without Order s’inspire ainsi d’Awa-odori, un festival de danse ancestral dont les divers participants, progressant à travers la ville à leur rythme propre et jouant chacun sa partition, finissent par converger en une harmonie commune. D’après teamLab, cet accord émergeant du chaos illustre à la perfection nos modes de vie interconnectés. Plus loin, une autre installation illustre le dicton zen « Hoho kore dojo», stipulant que « chaque pas fournit l’occasion d’apprendre ». Le visiteur y est confronté à une foule de personnages dont les déplacements sont fonction de leurs propres mouvements, et débordent parfois sur d’autres espaces d’exposition. « Nous nous inspirons de concepts culturels qui peuvent avoir été oubliés par le passé, en raison de leur incompatibilité avec la modernité, résume l’un des nombreux documents produits par le collectif. Nous croyons aussi que la société contemporaine, fondée sur le numérique et les réseaux, va inaugurer une nouvelle ère, distincte de l’époque moderne. En d’autres termes, nous voyons dans le savoir culturel et les structures sociales de l’époque prémoderne autant de clés pour aborder la société à venir. »
Latéral, connecté, sans frontières fixes, teamLab l’est aussi dans son processus créatif et son modèle économique. Pour produire des installations aussi complexes que celles d’« Au-delà des limites », le collectif s’appuie sur une solide équipe de cinq cents membres disséminés entre Tokyo, Shanghai et Singapour. Codeurs, programmateurs, mathématiciens, ingénieurs, mais aussi architectes et communicants travaillent en étroite collaboration : « Nous n’avons pas de hiérarchie définie et notre organigramme est tridimensionnel, explique Takashi Kudo. Entre un mathématicien et un architecte, il est impossible d’établir une hiérarchie. Si nous le faisions, nous ne pourrions pas travailler collectivement. »
De fait, le maître-mot de teamLab, omniprésent dans la bouche de son fondateur et de son directeur de la communication, est « co-intelligence ». Soit l’idée que 1 + 1 = 3, et qu’un projet est d’autant plus riche qu’il se nourrit d’approches diverses et d’une confrontation à chaque étape, par jeu d’essais et d’erreurs, des points de vue et des idées. « Nous croyons à la création collective », répète à l’envi Takashi Kudo comme pour mieux faire saillir ce qui est déjà explicite dans le nom du collectif. Aussi est-il difficile de dire au juste combien de personnes ont travaillé à la préparation d’« Au-delà des limites » : « Derrière cette exposition, il y a une équipe d’une vingtaine de personnes, explique-t-il, mais on y trouve aussi tout un héritage, accumulé au cours de vingt ans de création. »
Le mode d’organisation de teamLab est d’autant plus nécessaire à ses activités que ces dernières alternent business et création artistique, au risque de l’ambiguïté. « Nous avons deux visages, décrit Takashi Kudo. D’un côté, nous faisons du design et nous offrons des réponses (applications, sites Internet, etc.) à divers clients ; de l’autre, nous faisons de l’art, ce qui consiste à poser des questions. » Cette double casquette a permis au collectif de croître et de se développer, mais elle a aussi son revers : « Pendant longtemps, on ne nous a pas considérés comme des artistes et personne ne s’intéressait à nos œuvres ni ne les achetait », déplore le jeune homme. Pour que le regard change, il a fallu l’intervention de Takashi Murakami : en 2011, l’artiste star expose teamLab dans sa galerie Kaikai Kiki, à Taipei. Intitulé « Life Survives by the Power of Life », l’événement, qui réinterprètait la calligraphie japonaise à l’aune des nouvelles technologies, rencontre un succès retentissant. Dans son sillage, teamLab est invité à exposer dans le monde entier et décline son approche particulière de la nature dans la Silicon Valley, à Londres ou à Milan. Affranchies des contraintes spatiales, ses installations immersives se déploient aussi en plein air : à l’automne 2017, elles investissent notamment Mifuneyama Rakuen, un parc de 500 000 m2 à Takeo. Le collectif aura même bientôt son propre musée, qui doit ouvrir ses portes à l’été 2018 à Tokyo. Signe, si besoin était, qu’aucune limite ne semble en mesure de l’arrêter…
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TeamLab, artistes sans frontières
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°713 du 1 juin 2018, avec le titre suivant : TeamLab, artistes sans frontières