Très énergique, intériorisée et contestataire, la manifestation dresse le constat sans appel d’une Amérique en proie au doute et qui broie du noir.
NEW YORK - L’Amérique doute, elle est inquiète. Grossièrement esquissé, c’est le sentiment qui prédomine à la visite de la 73e Biennale d’art américain organisée par le Whitney Museum of American Art, à New York. Tant est manifeste le sentiment de rejet, par ses propres artistes, de certaines valeurs et surtout de l’image que les États-Unis diffusent d’eux-mêmes dans le monde. Pour la première fois européens, et il est vrai installés dans ce pays depuis plusieurs années, les deux commissaires, Chrissie Iles et Philippe Vergne, ont voulu cette exposition comme une prise de température du moment aux États-Unis. Malgré une atmosphère parfois brouillonne, particulièrement aux troisième et dernier niveaux, sans doute due au très grand nombre d’artistes, elle répond efficacement à cette mission.
Dès l’extérieur s’exprime la veine contestataire, avec la collaboration de Mark Di Suvero et Rirkrit
Tiravanija, qui ont recréé la Peace Tower que le premier avait élevée en 1966 en signe de protestation contre la guerre du Vietnam. Des contributions de plus de deux cents artistes (photographies, dessins, collages…) y sont cette année accrochées. Une autre œuvre emblématique de la manifestation est la contribution de Richard Serra. Stop Bush (2004) est un dessin figurant une silhouette fantomatique rappelant les torturés de la prison d’Abou Ghraib en Irak, accompagné de ce slogan en forme d’adresse. Le fait que le travail de Serra s’abstienne ordinairement de propos politiques ne rend celui-là que plus symbolique.
Flottement délicat
Dès l’entrée de l’exposition, le visiteur est saisi par l’autoportrait peint hyperréaliste de Rudolf Stingel –
Untitled (After Sam), 2005-2006 –, où la figure de l’artiste apparaît en crise, en proie à l’inquiétude. Les murs explosés de Urs Fischer – The Intelligence of Flowers, 2003-2006 –, ou le slogan « No Sex, No War, No Me », graffité sur une paroi par Dan Colen – Untitled, 2005-2006 –, ne sont guère plus rassurants. Même le drapeau américain en prend pour son grade, quand Liz Larner le fait exploser, le déconstruit en une structure tubulaire où sont accrochées des dizaines de cravates à ses couleurs (RWBs, 2005). L’histoire s’effiloche.
Allons-nous vers la fin d’un empire, l’achèvement d’un processus politique qui n’a que trop duré ? C’est finalement ce que semble annoncer Francesco Vezzoli avec son drôlissime Trailer for a Remake of Gore Vidal’s « Caligula » (2005), déjà montré à la dernière Biennale de Venise. Présentée dans une salle de cinéma, cette bande-annonce pour un remake du film de Gore Vidal donne à voir la chair ample et libérée, des passions exacerbées, des personnages caricaturaux… dans une ambiance de décadence fin de règne.
À côté de ces manifestations spectaculaires, il en est d’autres plus réservées, qui, parfois, confinent à une introspection formelle, à une méditation mélancolique quant au temps et à la plasticité que l’on se sent le droit de lui apporter. Lisa Lapinski construit une complexe structure de bois où s’enchevêtrent des volumes géométriques (Nightstand, 2005). Gedi Sibony, dans un propos très émotionnel, use de matériaux pauvres (portes, moquette, plastique, contreplaqué…), dans une installation retenue où l’espace est ponctué de quelques traces de peinture très ténues (Their Proper Places the Entities from which Partial Aspects emerge, 2006). Dans une veine pas si éloignée, mais moins intérieure, Lucas De Giulio recourt lui aussi à la pauvreté plastique pour composer de délicates sculptures faites de branchages (Scavenger Words, 2005-2006).
Ces jeunes artistes semblent vouloir finir d’enterrer les valeurs consuméristes de l’Amérique, en même temps que son arrogance show off. C’est comme si Jeff Koons était mort, et, avec lui, tout le spectaculaire qu’il symbolise. D’ailleurs il est mort. Ou tout au moins Adam McEwen donne-t-il à lire son avis de décès, et celui d’autres stars telle Nicole Kidman – Untitled (Jeff) ; Untitled (Nicole), 2004.
Après l’ancienne faillite des utopies, cette biennale nous confronte à celle des certitudes. Dans son fascinant Version (2004), Mathias Poledna, artiste autrichien installé depuis plusieurs années à Los Angeles, filme en 16 mm et en noir et blanc de jeunes gens qui dansent, simples et élégants, apparaissant et disparaissant. Ils sont beaux, le décor est neutre, la bande muette. Vêtements et mouvements ne trahissent nulle époque. Ils flottent, comme détachés du monde alentour. Ce flottement délicat, comme dans une bulle hédoniste, semble paradoxalement sonner comme l’une des critiques les plus cinglantes de l’Amérique contemporaine. Parce qu’il séduit silencieusement, laissant s’installer le doute sur la profonde nature des choses.
Jusqu’au 28 mai, Whitney Museum of American Art, 945 Madison Avenue at 75th Street, New York, tél. 1 212 570 3633, www.whitney.org, tlj sauf lundi et mardi, 11h-18h (vendredi 13h-21h). Cat. Whitney Museum/Harry Abrams, 800 p., 200 ill., 50 dollars (environ 41 euros), ISBN 0-87427-152-5.
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Sombre Amérique
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Abonnez-vous dès 1 €- Commissaires : Chrissie Iles et Philippe Vergne - Nombre d’artistes : 101 - Nombre d’œuvres : 250
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°234 du 31 mars 2006, avec le titre suivant : Sombre Amérique