Art contemporain

Sheila Hicks - Jubilation textile

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 26 juin 2017 - 1855 mots

Réapparue dans le monde de l’art en 2014, l’artiste américaine installée en France continue de faire son grand retour sur la scène nationale et internationale.

Paris, carrefour de l’Odéon, un samedi après-midi ensoleillé. Le boulevard Saint-Germain grouille de voitures, les piétons vont et viennent en tous sens : Boileau y retrouverait ses embarras. Vous filez dans le passage couvert qui est à deux pas ; il est noir de monde, on ne s’entend plus : c’est Babel revisité. Dans un petit renfoncement, vous apercevez enfin la grille que vous cherchez. À peine l’avez-vous franchie que, tout soudain, c’est le silence total. Sous vos pieds, le sol de gros pavés dérive ; devant vos yeux, se découvre un paysage d’arbres et de lierre, de vieilles bâtisses, de porches, d’escaliers : vous vous croyez dans un décor de cinéma. Soudain, vous entendez un bruit discret ; une porte s’ouvre. Elle apparaît, tout sourire, immédiatement affable. Aussitôt vous vous enquérez de savoir ce qu’est cet improbable îlot au beau milieu de ce capharnaüm urbain. Dans un français impeccable, mais avec un accent américain qu’elle n’a pas perdu, Sheila Hicks vous en raconte l’histoire en détail, vous invite à sa visite et vous entraîne dans son atelier. Elle en pousse alors la lourde porte en bois et vous voilà, d’un coup d’un seul, dans une sorte de caverne d’Ali Baba, envahie de bobines et d’œuvres de fils de toutes les couleurs. En septembre 2014, quand elle est réapparue dans le monde de l’art parisien, à la galerie Frank Elbaz, ils ont été nombreux à se demander qui donc était cette artiste affleurant les 80 ans et où le galeriste avait bien pu aller la chercher. Si certains avouaient tout bonnement n’en avoir jamais entendu parler, d’autres – plus aînés – se rappelaient avoir vu son travail dans des expositions autour du textile dans les années 1970, une période faste pour ce médium souvent méprisé. Sheila Hicks n’a pourtant pas cessé de tisser sa toile mais, si la vie de famille l’a beaucoup accaparée, elle a surtout travaillé avec le monde des architectes, la tenant à l’écart de celui des arts plastiques. Du moins en France. C’est cependant là qu’elle a choisi de vivre en s’y installant définitivement en 1964, à l’âge de 30 ans, et où elle a effectué une sorte de retour qui, lui, n’est pas passé inaperçu. Sitôt revenue, on l’a vue au Palais de Tokyo, puis à Venise et à Chaumont-sur-Loire où elle est ce mois-ci ; on la verra bientôt au Musée d’art moderne de la Ville de Paris et au Centre Pompidou.
 

La découverte du textile au Mexique

Née à Hastings, dans le Nebraska, Sheila Hicks a d’abord été l’élève de Josef Albers et de George Kubler à la Yale School of Art and Architecture, deux personnages qui l’ont fortement marquée. Une prestigieuse institution où elle a aussi suivi l’enseignement de Louis Kahn, l’immense architecte, qui lui a insufflé un goût irrépressible pour l’architecture. Hicks souligne que son parcours n’a pas été vraiment caractéristique des artistes américains de sa génération. Envoyée par Josef Albers au Chili, elle y est allée porter la bonne parole du maître. Son rôle était, raconte-t-elle, de répéter les leçons apprises autour du « basic design and color », glissant alors du français à l’anglais comme si on ne pouvait le dire autrement tant elle a dû entendre Albers le marteler. Quoique ne parlant pas un mot d’espagnol, Hicks s’en est très bien tirée, s’appuyant sur une gestuelle qui lui suffisait à se faire comprendre. À son retour, comme on lui a fortement conseillé d’aller parfaire ses connaissances en France, elle a réussi à obtenir une bourse et là voilà pour quelques mois, en 1960, à Paris. Comme elle n’entend pas plus le français, elle fréquente plutôt la communauté latino-américaine et y rencontre toute une pléiade d’artistes avec lesquels elle entretiendra une amitié durable. Mais, avant de se poser définitivement à Paris en 1964, Sheila Hicks voyage en Amérique du Sud et séjourne près de cinq ans au Mexique. Elle y travaille notamment pour gagner des sous en réalisant un ensemble de photographies pour le compte de l’architecte mexicain Félix Candela Outeriño. Elle vit alors en couple d’une manière quelque peu marginale dans une ferme apicole. Alors qu’elle se destinait plutôt à la peinture dans la suite logique de l’enseignement qu’elle avait reçu, Hicks découvre avec passion tout ce qui touche au textile, notamment au regard d’une culture péruvienne précolombienne. Elle s’initie alors aux différentes techniques des tisserands indigènes pour y trouver là ce qui lui correspond, au plus près de sa personnalité et de ses préoccupations esthétiques, et s’y consacre pleinement sans véritablement savoir où cela peut la conduire. Serait-elle restée au Mexique si ses amis latinos n’étaient venus lui rendre visite et lui faire comprendre que ce n’était pas là que ça se passait et qu’il lui fallait revenir à Paris ? Difficile de le dire puisque, précisément, c’est le choix qu’elle fit, y retrouvant notamment le peintre franco-chilien Enrique Zañartu avec qui elle se mariera.
 

Une femme chaleureuse et positive

Assise à la grande table qui trône au beau milieu de son atelier, Sheila Hicks s’est emparée d’une sorte de petit métier à tisser, bricolé par elle sur un vieux cadre en bois et sur lequel elle fixe la trame d’un dessin de fils colorés, tout en continuant de raconter la longue et riche trajectoire qui a été la sienne. À considérer l’antre qui est le sien où tout est entassé – ici, des empilements de tapisseries soigneusement empaquetées et référencées ; là, tout un lot de pièces au format de tondo accrochées au mur ; ici, un imposant cadre en bois sur lequel un travail est en cours ; là, un ensemble d’étagères bourrées à craquer de bobines classées par couleurs, etc. –, on n’est guère surpris d’apprendre la fascination qu’a exercée sur la jeune Sheila Hicks la boutique de son grand-père. « Il tenait un “general store” » à Hastings, raconte-t-elle, dans lequel on trouvait à peu près tout, une espèce de petit BHV en quelque sorte. « Les clients y venaient à cheval et repartaient chargés comme des baudets. » Un endroit où la future artiste adorait traîner, fouiller et aller à la découverte de toutes sortes d’objets les plus élémentaires qui soient. À cela s’ajoute le souvenir de fermes immenses et de l’étendue colorée des champs de colza, propriétés de ses autres grands-parents chez qui elle passait une grande partie de son temps : « Ils vivaient quasiment en autarcie, se rappelle-t-elle sur un ton amusé, dans un perpétuel recyclage. » De ces deux expériences, Sheila Hicks a tiré une forme de leçon de vie. Dans un gros pull noir ras du cou des manches duquel dépassent celles d’un polo jaune, l’artiste tient d’une main le petit tissage en cours tandis que l’autre glisse un nouveau fil entre ceux qui en font la trame. Hicks ne peut s’arrêter de travailler. S’apprêtant, en compagnie de sa copine Monique Lévi-Strauss, à partir pour la Biennale de Venise, où elle est invitée à intervenir à l’Arsenal par Christine Macel, la commissaire générale, elle lâche en toute simplicité : « Elle veut que je fasse un mur qui fait 16 m de long. C’est beaucoup de travail. Heureusement, je vais être aidée par une jeune Chilienne qui a fait un mémoire sur moi et que j’ai fait venir en Europe pour l’occasion. C’est son premier voyage et ça me plaît bien, au souvenir de ce que fut le mien en 1960 ! » Elle est comme ça Sheila Hicks, une femme chaleureuse et positive, forte de l’assurance que l’œuvre qu’elle accomplit est inédite, pertinente et prospective. Et elle a raison. Les visiteurs de la Biennale ne manquent pas de lever le pied quand ils arrivent à la hauteur de son travail. Non seulement quelque chose les réjouit, mais cette façon invasive que l’artiste a d’occuper l’espace à force de modules aux allures de gros coussins vivement colorés les oblige à penser l’art en fonction d’autres critères que ceux ordinairement convenus. Et puis quoi ? Au bout du compte, elle fait tout autant de la peinture que de la sculpture ou des environnements. Rien de plus postmoderne en somme. Seuls les esprits étroits y voient encore des arts appliqués. De fait, face aux œuvres de Sheila Hicks, le regard est aussitôt saisi par une forme de tourmente émerveillée. Rien n’est plus réjouissant, mais parfois déroutant, que ces immenses chutes de fils groupés en stalactites qui s’achèvent au sol en des tas proprement spongieux, ces formes rondes et bombées qui grimpent au mur pour composer des façades imprenables, ces tressages en forme de nattes, structurés tantôt en écran oblitérant le passage, tantôt en volume que le regard traverse. Oublié le matériau qui les distingue, il y a dans l’œuvre de Sheila Hicks une familiarité avec l’art minimal dans leur rapport commun au corps et à la problématique d’une phénoménologie de la perception, en même temps qu’un vocabulaire plastique qui en appelle à des formes élémentaires. En revanche, son art est requis par une dimension artisanale qui la spécifie et que Sheila Hicks revendique dans la mesure où il ne réfute en aucune manière le travail fait par la main de l’artiste.
 

Faire dialoguer l’espace, les œuvres et les visiteurs

Sous le titre de Farandoulo, du nom d’une ancienne danse provençale, Sheila Hicks a réalisé, au début de l’année 2016, une exposition à Genève, dans un appartement aux murs lambrissés en cours de rénovation, en plein cœur de la vieille ville. Le choix qu’elle a fait d’y présenter un ensemble de pièces reliées les unes aux autres, au mur comme au sol, voire en tombée du plafond, instruisait un singulier dialogue entre l’espace, ses œuvres et le visiteur. Une trilogie typique du minimalisme. Elle y est parvenue « en étudiant les caractéristiques intrinsèques des salles pour élaborer un environnement complètement nouveau et en juxtaposant l’ancien et le nouveau, la rigidité des murs et des cloisons et la souplesse des fils, l’élégance monochrome du bois nu, non verni, et les couleurs sensuelles de ses constructions tissées », note justement Valentina Locatelli dans le catalogue de l’exposition. Textile, espace, couleur : ce sont les trois mots-clés qui fondent la démarche de Sheila Hicks. Qu’elle les emploie à la réalisation de peintures, de dessins ou de sculptures tissées, d’installations ou d’environnements in situ, l’artiste témoigne à l’œuvre d’un entrain et d’une énergie qui sont peu communs. Cette forme de jubilation est plutôt rare dans le monde de la création contemporaine. Comme on peut le vérifier à Chaumont-sur-Loire où elle a créé une œuvre unique en son genre – Glossolalia – à la Galerie du Fenil, elle est le plus sûr garant d’un partage et d’une communication avec l’autre.

 

 

1934
Naissance à Hastings, Nebraska
1954-1959
Élève de Josef Albers et George Kublerà la Yale Schoolof Art and Architecture. Rédige une thèse sur les textiles incas andins
1960-1964
Fonde son premier atelier au Mexique
1964
S’installe à Paris
1974
Première exposition rétrospective au Stedelijk Museum à Amsterdam
2016
Artiste invitée d’honneur du festival d’Automne à Paris
2018
Invitée du Centre Pompidou

 

 

« Sheila Hicks. Glossolalia »,
jusqu’au 5 novembre 2017. Galerie du Fenil, Domaine régionalde Chaumont-sur-Loire, Chaumont-sur-Loire (41). Ouvert tous les jours de 10 h à 19 h durant l’été. Tarifs : 18 et 11,50 € pour accéder à l’ensemble du domaine. www.domaine-chaumont.fr
« Sheila Hicks. Hanging by a thread »,
jusqu’au 26 novembre 2017. Arsenal de Venise (Italie). Ouvert tous les jours de 10 hà 20 h. Fermé le lundi. Tarifs pour 48 h : 30 et 22 €. www.labiennale.org
« Arturo Herrera, Lucas Blalock, Maria Nepomuceno, Sheila Hicks. More Simply Put »,
jusqu’au 30 juin 2017. Gallery Sikkema Jenkins & Co, 530, W 22ND Street, New York. Ouvert du mardi au samedi de 10 h à 18 h. sikkemajenkinsco.com

 

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°703 du 1 juillet 2017, avec le titre suivant : Sheila Hicks - Jubilation textile

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