Derrière la peinture se cache une multitude de procédés, secrets bien gardés ou, au contraire, transmis.
« On n’apprend réellement à peindre, constate Fernando Botero, qu’à partir des erreurs que l’on a faites. Et il faut passer par ces erreurs. Si les grands maîtres sont passés, il arrive que leur enseignement passe par des textes. L’un des élèves d’Ingres notait ce qu’il disait dans l’atelier. Fascinante lecture que ces propos d’Ingres sur la peinture. La lecture des journaux, des lettres, des mémoires des peintres est du même ordre. On ne les lit jamais en vain. Même si ce n’est que pour une phrase. C’est cette phrase dont on avait besoin. Ces lectures valent tous les enseignements de toutes les écoles… Ces lectures et les musées. »
Thomas Lévy-Lasne, jeune peintre formé aux Beaux-Arts de Paris, ne démentira pas son aîné, en avouant sans détour avoir appris la peinture en arpentant les musées avec le critique d’art Hector Obalk pour réaliser des documentaires : « J’ai eu la très grande chance de filmer avec lui les grandes expositions et presque toutes les collections des musées d’Europe dans d’excellentes conditions : en toute intimité, j’entrais dans les détails de la vie et de l’œuvre des plus grands peintres. Comme apprentissage, pour devenir peintre, je pris donc le parti du savoir et étudiai aussi des livres de technique, de restauration, de traités de peinture, d’écrits d’artistes pour essayer de comprendre comment cela marchait. »
Le fonctionnement interne de la peinture
Lorsqu’un peintre regarde la peinture d’un confrère, il s’intéresse au « comment » et au « pourquoi » du tableau, il étudie de près la « cuisine interne » qui permet à « la sauce de prendre ». Il n’est pas rare d’entendre de jeunes peintres parler des voies ouvertes par leurs prédécesseurs (Boisrond, Bruneau, Cognée, Malherbe, Desgrandchamps, Frize, Garouste, Laget, Tatah, Tétot, etc.), discuter métier et savoir-faire. Qu’ils soient autodidactes ou qu’ils aient été formés, en général dans une école de beaux-arts, qu’ils soient figuratifs (Bresson, Jaune, Liron, Masmonteil, Pouyandeh, Tabouret…), matiéristes (Barrot, des Monstiers, Mocquet, Pencréac’h, etc.) ou abstraits (Atassi, Dafflon, Decrauzat…), les peintres d’aujourd’hui réalisent des œuvres où la part technique a son mot à dire. Pour autant, comme le constate Edouard Wolton, auteur d’une peinture savante, voire scientifique, « cet aspect technique n’est pas une revendication, c’est juste inhérent à notre pratique. La peinture demande du temps, un long travail en atelier, elle exige une rigueur. Oui, on a appris des procédés, telles que les règles de la perspective ou la technique du glacis et du “gras sur maigre”. De manière générale, dans la jeune génération, on est des techniciens et des bosseurs. La jeune scène française, en termes de production et d’engagement, est assez stupéfiante, elle commence même à impressionner les Allemands, qui pourtant, en matière de peinture, s’y connaissent ! »
Une technique au pluriel
Manifestement, cette appétence pour la technique, ou plutôt pour les techniques – il existe autant de techniques qu’il y a de peintres –, n’est pas pour ces artistes peintres un… retour à l’ordre. En effet, parmi eux, parce qu’ils se nourrissent aussi bien de l’approche empirique de la peinture, qui nécessite les ratages, que du savoir théorique et de la fréquentation des musées ainsi que des écoles, nul n’ignore que des dynamiteurs, au XXe siècle, sont passés par là pour mettre à mal les académismes, à commencer par Duchamp. Et, dans la continuité de ce révolutionnaire, ils savent que des mouvements radicaux comme BMPT et Supports/Surfaces ont permis, en France, dans les années 1960 et 1970, de fuir la peinture poussive de l’époque qui faisait autorité, à savoir « les infâmes croûtes datées de la seconde école de Paris » (Boisrond), pour lorgner vers l’expressionnisme abstrait américain afin d’affirmer la liberté de la peinture, son autonomie, et lui offrir de nouvelles perspectives.
Par ailleurs, dans l’idée soit de faire école, soit de permettre à d’autres collègues de s’emparer d’un système pour en faire autre chose, bon nombre de contemporains, loin de cacher leurs secrets de fabrication comme par le passé – dans son remarquable David Hockney by David Hockney (1976), David Hockney révèle que des peintres, dès le Quattrocento, avaient recours à des outils optiques sophistiqués et qu’un Ingres, qui dénigrait la photographie, l’utilisait pourtant en cachette pour faire des portraits ! –, n’hésitent pas à divulguer leurs méthodes de travail. Ainsi en est-il de François Boisrond, professeur aux Beaux-Arts de Paris, qui dévoile à ses étudiants son processus chromatique – il utilise le nuancier tridimensionnel Munsell Color System (1930) pour s’y retrouver dans son système d’application des couleurs sur la toile –, ou de Sépànd Danesh, qui revendique ouvertement l’usage d’un logiciel 3D pour construire ses compositions picturales vertigineuses.
La magie de la peinture excède la technique
S’ils sont souvent gourmands de pratiques, combines et autres ficelles, les peintres actuels savent très bien que la maîtrise technique ne fait pas l’artiste et que « l’expressionnisme des moyens », dixit Denis Laget, n’est aucunement un gage de réussite plastique. En art, quantité n’est pas qualité, et l’esbroufe est un danger. La peinture, si elle nécessite une maîtrise des techniques, est avant tout façon de voir ; un large éventail de moyens techniques digérés n’étant qu’un viatique pour laisser libre cours à son imaginaire et à sa perception du monde en vue d’affirmer pleinement sa personnalité artistique.
« Je me méfie, précise Jérémy Liron, des trucs ou des recettes, des procédés. À chaque fois que l’on s’approche d’un chef-d’œuvre, d’une œuvre d’une puissance hypnotique singulière et qu’on l’observe en essayant de percer le secret de cette réussite, on se retrouve démuni, parce qu’il n’y a concrètement que des choses familières, simples, ordinaires : l’alchimie réalisée échappe à la simple somme des gestes techniques identifiables. » Et Martin Bruneau, praticien expérimenté s’abreuvant de différentes traditions picturales, d’ajouter : « Je souhaite obtenir avec les moyens de la peinture plus que la somme de ses composants (pigments, toile, liant, sujet, etc.). Avec acharnement. Ce que Gerhard Richter nomme la “transformation”, cette alchimie où il se passe un truc sur une toile qui dépasse le prévisible, nous dépasse. »
« En tant que peintre, nous avons tous notre élan primordial, Gilles Deleuze appelait ça magnifiquement “notre catastrophe”, là où tout commence. Et voilà, dans mon atelier de Drancy, sur le sol, j’ai un large bac en aluminium rempli de matières grasses et maigres, une émulsion. C’est une sorte de soupe primitive dans laquelle des corps gras remontent en surface comme dans un marais mouillé. Je ne fais pas de dessin préparatoire, je plonge mes supports en lin, métal et autres dans ce bain et je les ressors, plus ou moins, instantanément. Des phénomènes se forment, une surface captivante apparaît. Je récupère ainsi cette peau aqueuse transférée sur mon support. Seulement 50 % de mes réalisations sont ainsi faites ; d’autres élans ou “catastrophes” existent comme processus dans mon travail, c’est sans cesse en gestation. Et comme principe, à la manière d’un Rorschach chimique, un espace projectif est en place, ainsi je scrute et improvise des formes à partir des coulures, accidents et taches, puis je compose en travaillant la matière et en sculptant, pourquoi pas, les empâtements avec toutes sortes d’instruments de pâtissiers, maquettistes… Autre terrain de jeu, j’ai fait construire, par la société Ultralu, une passerelle qui m’aide à pratiquer. Je peins au sol et à la verticale : cet “engin de torture” (de par son aspect) me permet de peindre au-dessus de la toile sans faire, de par mes déplacements, de traces dessus. De plus, cet appareillage est doté d’un bras, se levant avec une manivelle qui redresse facilement une grande toile, me permettant ainsi de la travailler à l’horizontale ou à la verticale ; cette prothèse, m’aidant à mouvoir des formats imposants, me donne de plus larges possibilités créatives. »
« La couleur n’est jamais une idée de couleur, c’est toujours une couleur à partir d’une matière colorée. Pour la peinture à l’huile, c’est le plus souvent des pigments à partir de concassage de roches, de végétaux ou d’origine synthétique mélangés avec de l’huile de lin. J’ai des supports de prédilection comme la toile de lin fin, des “pinceaux copains”, mais également des couleurs chouchous comme le bleu de céruléum et la laque de garance, des couleurs proches des effets de lumière de l’écran de mon iPad d’après lequel je peins. Il y a énormément de tubes de couleur sur le marché qui ne servent absolument à rien, mélange de plusieurs pigments comme les infâmes roses chair. Ce n’est pas très compliqué de mélanger un outremer foncé avec du blanc pour obtenir un outremer clair ! Si j’avais un secret de fabrication, ce serait l’usage du blanc de plomb, appelé également blanc d’argent, de céruse ou de Cremnitz. Il a été interdit à la vente publique en raison de sa toxicité par une décision de l’Union européenne, il faut le demander au vendeur et signer une décharge. Tous les peintres, jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’utilisaient, avant qu’il ne soit remplacé par le blanc de titane ou de zinc au fort pouvoir couvrant. Or si vous mélangez du blanc de titane avec du rouge, vous obtenez du rose, si vous ajoutez du blanc de plomb à du rouge, ce sera du rouge clair, le blanc de plomb est bien plus subtil. Celui-ci se laisse colorer par les sous-couches du tableau, en rehaut il se fond dans l’harmonie colorée et enfin c’est l’outil parfait pour rendre les carnations, entre opacité et transparence. Un délice ! »
La peinture de paysage d’Edouard Wolton, jeune artiste diplômé des Beaux-Arts de Paris, présentant des plages silencieuses visitées par des figures géométriques étranges, semble dotée d’un réel pouvoir hypnotique. Ce peintre d’atelier, habité par une esthétique néoromantique, élabore patiemment des peintures lisses et brillantes, à l’ancienne, qui démarrent tout d’abord par des fonds peints à l’acrylique aux couleurs vives pour ensuite, via la technique à l’huile des glacis superposant les couches de médium (enduit transparent), glisser vers des surfaces opacifiées et luminescentes brouillant définitivement les frontières entre réel et imaginaire. Ces paysages mentaux, fonctionnant comme autant de bribes d’histoires de l’art – le plasticien est érudit –, de rémanences et de persistances rétiniennes, interrogent finement notre perception de la nature représentée.
Dans l’atelier du peintre, pas de tableaux tendus sur châssis, mais des toiles arrivées à différents stades d’exécution punaisées aux murs. Pierre Seinturier aime par-dessus tout dessiner et peindre, mais pas perdre son temps. C’est entre autres pour cela qu’il a repris depuis peu ses bâtons de pastels à l’huile qu’il dilue à la térébenthine directement sur le support, n’hésitant pas à utiliser ses doigts pour mélanger ses couleurs. « Perdre du temps ne m’intéresse pas », explique l’artiste, qui préfère pour cette raison acheter des tubes de peinture plutôt que de préparer lui-même ses couleurs. « Je veux peindre le plus rapidement possible », dit-il. Ainsi, après avoir dessiné d’innombrables images de films qu’il stocke dans sa tête jusqu’à trouver le bon sujet et le bon cadrage qui feront un tableau, il prend directement ses pinceaux sans passer par le report du dessin sur la toile. À l’acrylique, matière qu’il juge « sans vie », Pierre Seinturier préfère l’huile, plus sensuelle.
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Secrets de peintres
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°698 du 1 février 2017, avec le titre suivant : Secrets de peintres