Aucune différence entre ses expositions et l’espace dans lequel il travaille. Ici aussi, rien n’est laissé au hasard, tout y est organisé. Visite d’un atelier comme d’une œuvre.
Repeinte en blanc et frappée des six lettres capitales à son nom faites au pochoir couleur kaki, l’enseigne qui surplombe la porte d’entrée de l’atelier de Sarkis, à Villejuif, laisse encore transparaître celui de son ancien occupant, Renard. Cette façon de n’avoir pas cherché à en masquer complètement l’énoncé est somme toute emblématique d’une démarche qui repose sur l’idée de mémoire, d’accumulation, de strate.
Installé au fin fond d’une petite ruelle dans un quartier de cette banlieue du sud parisien dont l’urbanisme est fait de pavillons, hangars et autres bâtiments industriels du passé, Sarkis, né en 1938 à Istanbul, occupe les locaux d’une ancienne imprimerie jadis dévolue à la fabrication de cartes pour hôpitaux. Voilà bientôt dix ans qu’il s’est posé là, bienheureux d’avoir trouvé un espace à portée de métro de la capitale et du XIIIe arrondissement où il habite depuis de nombreuses années. Un très grand espace qui lui a permis sinon de désencombrer son atelier-logement, du moins de continuer sans trop de soucis à récupérer et rassembler tous ces objets glanés aux quatre vents de ses déplacements – de véritables « trésors de guerre » – qu’il met en scène par la suite dans ses œuvres, lesquelles sont disposées là selon une scénographie parfaitement élaborée.
Aussi, à propos de cet espace qui offre à voir comme une exposition permanente et tournante de ses travaux, Sarkis ne parle-t-il ni d’atelier, ni de réserve. Il dit : « C’est le lieu de mes œuvres. Si je parlais d’“atelier”, il y aurait quelque chose qui manque, d’autant que toutes les œuvres ici existent déjà pleinement dans ma création. » Et, de fait, il s’agit simplement de tourner la tête et de connaître un peu le travail de l’artiste pour s’y retrouver immédiatement. Pour éprouver quelque chose d’un sentiment de familiarité. Ici, un personnage perché sur une caisse en bois intérieurement illuminée par des néons verts ; là, une rangée de pots en verre, emplis chacun de pigments colorés différents, avec un petit bol au fond nimbé d’aquarelle ; là encore, un ensemble de dessins sur papier dont une figure d’ange aux ailes rouge et verte. Autant d’œuvres vues à Grenoble, à Nantes, au musée Bourdelle, etc., pour ne parler que de l’Hexagone.
Dans cette caverne d’Ali Baba, les œuvres s’éclairent entre elles
Si parfois la mémoire bute et que l’on ne réussit plus très bien à resituer telle ou telle chose, c’est que Sarkis n’a de cesse de remettre en jeu certaines pièces de son travail dans de nouveaux dispositifs. Plus que les objets considérés pour eux-mêmes, c’est l’espace né du rapport des objets entre eux qui l’intéresse et c’est dans cet espace qu’il attend que le regardeur pénètre. Qu’il se laisse emporter par ce qui n’est pas dit, mais qui est suggéré. En cela, l’art de Sarkis tient sa poésie de la confrontation, de l’évocation et de l’imagination que chacun d’entre nous est à même de le charger. C’est un art qui se réclame « ouvert ».
Ouvert, son espace l’est. Soucieux d’en avoir gardé l’esprit – le fameux « esprit des lieux » avec lequel Sarkis aime tant à composer –, il ne l’a que très légèrement modifié, faisant simplement sauter deux ou trois éléments pour gagner en transparence et en circulation.
À le parcourir, l’espace s’avère structuré à la façon d’un plan au sol d’une maquette d’architecte avec son jeu de cloisons, de piliers, de passages, de couloirs et de vitrages, le tout se développant sur une étendue de plusieurs centaines de mètres carrés. « Ni de flash, ni de grand-angle panoramique ! », avait insisté l’artiste au préalable. On peut le comprendre.
D’une part, tout est ici réglé sur la lumière et sur la façon dont les œuvres s’éclairent réciproquement ; d’autre part, tout y est orchestré en sorte que chaque espace soit indépendant, qu’il accueille un certain type de travaux et que chaque installation qui occupe une place précise ne perturbe pas la découverte de sa voisine. Un art de la mise en scène poussé à l’extrême. Rien d’étonnant quand on sait la passion sans frein de Sarkis pour le théâtre, le cinéma et la musique. Tout est chez lui papier réglé, tout, absolument tout, alors qu’à première vue on a le sentiment d’avoir pénétré dans la caverne d’Ali Baba.
« Un miracle visuel », dit Sarkis devant son hommage à Caravage
Le cheveu noir frisé, le crâne pour moitié dégarni, le front large et lisse, lunettes sur le nez, la barbe poivre et sel de quelques jours, pantalon de velours côtelé et grosse veste grise bien chaude, Sarkis a mis par précaution un béret sur sa tête à cause du froid. Le voilà tout soudain qui s’arrête devant l’une de ses œuvres placée dans une grande caisse en bois bleu cérusé posée au sol. Il ne dit rien et semble attendre qu’on réagisse. À l’intérieur de celle-ci repose un immense plateau de verre coulé, couleur rouge sang, sur lequel est délicatement posé comme un grand bol de même matériau sur la panse duquel sont inscrits à la feuille d’or les mots : « VITA LUX HOMINUM / (Jean, 1-4) ».
Sur le bord de la caisse traîne la photocopie d’un tableau ancien, repérable au premier coup d’œil : le Saint Mathieu et l’Ange du Caravage, l’une des trois peintures que l’on peut voir dans la chapelle dédiée au saint à l’église Saint-Louis-des-Français, à Rome. La voix encore émue, comme s’il était à la veille de mettre en place son œuvre, Sarkis raconte comment il a été invité dans le lieu saint pour y faire une intervention et a imaginé d’y placer cette coulée de verre rouge sur l’autel même de la chapelle. « Un miracle visuel », dit-il, plein d’humilité.
Il fut un temps où il avait pareillement réalisé une lumineuse installation en toute proximité du célèbre retable d’Issenheim de Mathias Grünewald au musée Unterlinden de Colmar. Un moment inoubliable aussi.
Dans l’atelier, « c’est le monde qui est invité » à se confronter
Au fil de ses déambulations dans l’atelier, Sarkis se dirige vers un énorme meuble en bois, composé d’une longue base faite de rayonnages et de tiroirs et surmonté de tout un ensemble de vitrines au travers desquelles transparaît tout l’environnement. Les jeux de lumière des pièces avoisinantes illuminent ainsi tous les objets qui y sont contenus, certains qui sont des dérivés du Seigneur des Anneaux, d’autres qui ont plusieurs millions d’années – une sculpture vaudou, le squelette d’un crâne animal, des tissus indiens, une statuette du Bénin, un réveil, etc. – dans cette façon qui lui est propre d’organiser par-delà le temps et l’espace d’imprévisibles conversations. « C’est la vitrine des innocents », précise l’artiste s’empressant d’ajouter qu’il l’a conçue pour sa prochaine exposition au Centre Pompidou, en 2010, où il se glissera notamment dans certaines des salles du Musée national d’Art moderne, comme il en sera de cette vitrine destinée à faire face au mur d’André Breton.
Sarkis est coutumier de ce genre de confrontation. À propos de tous les objets qui sont dans son atelier, il lui plaît de faire observer à son visiteur qu’il y en a de toutes les formes, de toutes les matérialités et de toutes les fonctions, que cela compose pourtant un tout et qu’il y a une vraie unité : « C’est le monde qui est invité dedans », dit-il, comme s’il voulait laisser entendre qu’il y va là de l’idée d’une œuvre d’art total. D’un langage universel.
Dans l’une des petites pièces de son atelier, sont accrochés aux murs des vitraux réalisés selon les techniques les plus anciennes avec un maître verrier au savoir-faire mémorable ; ils présentent tous des personnages combattants cernés de meneaux de plomb dont les images ont été photographiées avec un téléphone mobile. Ce faisant, tous les soins de l’artiste visent à rendre le sujet translucide, à le dématérialiser en quelque sorte. C’est dire si sa démarche procède d’abord et avant tout de l’évocation et qu’elle privilégie la suggestion à la littéralité.
Paradoxalement, si l’art de Sarkis ne se prive pas d’user de toutes sortes d’éléments à forte matérialité, c’est pour mieux leur faire rendre leur dimension immatérielle. Pour mieux poétiser le monde qui nous entoure et en célébrer la fabuleuse énergie. En cela, il est un vrai « magicien de la terre ».
1938
Né à Istanbul.
1957-1960
Académie des beaux-arts d’Istanbul.
1964
Émigre en France.
1967
Prix de peinture de la Biennale de Paris.
1969
Exposition « Quand les attitudes deviennent forme ».
1977
Documenta de Cassel.
1984
Musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
1996
Musée d’Art contemporain de Genève.
2000
Rétrospective au Capc de Bordeaux.
2001
Vitraux de l’abbaye de Silvacane.
2007
Expos au Louvre et au musée Bourdelle.
2009
Expose jusqu’au 11 avril à l’université Rennes 2.
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Sarkis
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°612 du 1 avril 2009, avec le titre suivant : Sarkis