Reinhold Würth a deux passions : les affaires et l’art. L’industriel allemand est aujourd’hui à la tête d’une collection de 17 000 œuvres qu’il expose dans les quinze musées qu’il a créés en Europe
L’an passé, Reinhold Würth a fêté ses 80 ans au Martin-Gropius-Bau. Pour l’occasion, le musée berlinois avait mis à sa disposition vingt-sept salles et 5 000 mètres carrés d’espace. L’exposition intitulée « De Hockney à Holbein. La collection Würth à Berlin » réunissait 400 des 17 000 œuvres qu’il a amassées au cours des cinquante dernières années.
Ne lui parlez pas de repos, c’est un mot qui le hérisse. L’homme n’a jamais su rester en place. Nous l’avons rencontré, à la mi-avril, à Künzelsau (Bade-Wurtemberg) dans les bureaux du siège social de son groupe, à son retour d’un voyage d’agrément en Corée du Sud et au Sri Lanka où il est resté rivé, dit-il, huit heures par jour à sa table de travail. « Ma société serait morte si nous étions demeurés statiques. Il faut nous réinventer chaque semaine, à l’image de notre collection qui est un ensemble en perpétuel devenir », affirme Reinhold Würth, assis, le regard fixe et les jambes croisées, dans son vaste bureau panoramique dominant les champs. Cravate rouge vif, chemise à petites rayures bleues et veste marron à col bavarois, le président, que l’on dit droit mais aussi très exigeant, inspire à ses collaborateurs un mélange d’admiration et de crainte. « C’est un optimiste. Il est toujours tendu vers l’avenir avec une grande confiance en ce qui en adviendra », observe l’historien de l’art Werner Spies, qui a créé puis animé le conseil artistique du groupe Würth. Au rez-de-chaussée du bâtiment, dans le grand atrium qui abrite le musée ouvert sur les bureaux, les salles de réunion et la cafétéria, quelques personnes travaillent à l’accrochage de la prochaine exposition temporaire.
À force de travail et d’obstination, Reinhold Würth est devenu le leader mondial de la fixation et de l’outillage. En 2015, le groupe employait 69 000 salariés répartis dans 400 sociétés dans le monde pour un chiffre d’affaires de 11 milliards d’euros. Würth, c’est aussi quinze musées maison installés dans dix filiales européennes, en Belgique, au Danemark, en Italie, aux Pays-Bas, en Norvège, en Espagne, en Autriche, en Suisse et en France à Erstein (Bas-Rhin) depuis 2008. Des musées implantés dans des lieux inattendus, dans des zones d’activités situées à la périphérie de zones urbaines, ou parfois en milieu rural.
« Quand j’ai commencé de collectionner, “Würth” était un nom complètement inconnu sur le marché allemand et international. Quarante ans plus tard, nous sommes les leaders dans notre domaine. Notre collection et nos musées ont permis de véhiculer notre nom bien au-delà des cercles de nos clients et au groupe de se positionner et de se vendre comme une entreprise moderne face à la mondialisation et la concurrence », souligne-t-il.
D’Emil Nolde à Holbein
Reinhold est âgé de 10 ans quand son père, Adolf Würth, crée, en 1945, son entreprise de quincaillerie à Künzelsau. Après le collège, il quitte le système scolaire pour devenir apprenti dans la petite entreprise familiale. Cinq ans plus tard, lorsque son père est emporté par une crise cardiaque, c’est lui, à l’âge de 19 ans, qui prend les rênes de la petite entreprise. La demande de vis et de boulon explose en ces années d’après guerre marquées par l’effort de reconstruction. Gros travailleur, féru de marketing et de logistique, l’homme ne tarde pas à tirer son épingle du jeu. En 1961, il ouvre sa première filiale à l’étranger, aux Pays-Bas d’abord, avant de s’implanter en Suisse, en Autriche et en Italie. Pour ne pas perdre son temps dans les embouteillages, il passe son brevet de pilote d’avion. Le groupe Würth désormais installé dans quatre-vingts pays, le P.-D.G. passe une bonne partie de sa vie dans le cockpit de ses jets d’affaires.
C’est en 1971 qu’il commence à collectionner. Son premier achat est une aquarelle d’Emil Nolde acquise à Lugano, en Suisse, chez Ketterer. Son ami le photographe Paul Swiridoff l’introduit alors dans le petit monde de l’art. Il lui fait rencontrer l’architecte Sep Ruf puis le sculpteur danois Robert Jacobsen avec lequel il se lie d’amitié. Au départ, collectionner est pour lui un simple hobby, un dérivatif à sa vie hectique d’entrepreneur. Cela deviendra vite une passion stimulante. « J’ai annoncé la couleur dès le départ. Mon objectif était de créer une collection d’entreprise qui soit au service du développement de mes affaires et qui profite aussi au personnel en rendant les œuvres accessibles aux salariés », rappelle Würth.
L’homme organise ses voyages d’affaires de façon à combiner rendez-vous professionnels et visites de galeries. Durant quinze ans, il est le seul à décider de ce qu’il achète. Il collectionne principalement de la peinture, de la sculpture, des dessins et des œuvres d’art graphique mais aussi des icônes, des céramiques et de la tapisserie. « Il était très curieux. Il voulait tout savoir. Je n’oublierai jamais la manière dont il regardait les œuvres d’art avec un mélange d’émotion et d’excitation », raconte le marchand Thaddaeus Ropac, qui l’a rencontré pour la première fois en 1984 dans sa galerie de Salzbourg tout juste ouverte. Les œuvres de Kiefer, Rainer, Saint-Phalle, Christo & Jeanne-Claude commencent à s’accumuler dans les réserves de Würth. Par la suite, il réunira un important ensemble de peintures des néo-expressionnistes allemands : Lüpertz, Penck, Immendorff, Baselitz, mais aussi de l’art italien avec des œuvres de Chia, Paladino, Cucchi et Clemente. Il acquiert parallèlement des ensembles importants d’Arp, d’Albers, de Botero, Fontana, Morellet et Vasarely.
À partir du milieu des années 1980, il s’entoure d’historiens de l’art, d’artistes et de galeristes comme son amie Denise René pour le conseiller dans ses achats. Mais il est toujours le seul à prendre la décision finale. Les autres points forts de la collection ? Les classiques modernes avec Beckmann, Dix, Ernst, Jawlensky, Léger, Münter, Nolde, Poliakoff, Chagall, Miró et Picasso.
Des voix pointent le manque de ligne directrice de l’ensemble. Würth rétorque que sa collection a une âme, à la différence d’autres fonds qui lui rappellent la perfection froide et aseptisée des chaînes hôtelières Hilton ou Sheraton où l’on retrouve toujours les mêmes produits partout dans le monde.
Un musée dans le siège social du groupe
Depuis quinze ans, l’homme d’affaires s’est entouré d’un conseil artistique formé de personnalités du monde des musées parmi lesquelles Martin Roth, directeur du Victoria and Albert Museum à Londres, Christophe Becker, directeur de la Kunsthalle de Zurich, et Fabrice Hergott, directeur du Musée d’art moderne de la Ville de Paris. « Avec huit conseillers, je me trouve dans la situation d’avoir toujours raison, car il y en a toujours quatre qui vous disent que l’œuvre est trash ou sans intérêt, et quatre qu’elle est excellente ! », note Reinhold Würth, un rien moqueur, en riant.
La collection commençant à prendre de l’ampleur, l’entrepreneur décide en 1985 de faire construire un lieu pour la montrer. Le cahier des charges exige que le musée, qui ouvrira en 1991 à Künzelsau, soit inscrit au cœur du siège social. L’accès est libre et gratuit sept jours sur sept, aux salariés et à leur famille mais aussi au grand public. Le succès est au rendez-vous. En 1995, « Christo & Jeanne-Claude » attirent 82 000 visiteurs. En 1997, l’exposition « Gauguin et l’école de Pont-Aven », près de 80 000. Le Museum Würth de Künzelsau a attiré plus de 2 millions de visiteurs depuis vingt-cinq ans.
Patron social, Reinhold Würth insiste toujours, explique Thaddaeus Ropac, pour que les artistes viennent rencontrer les salariés et discuter avec eux, quel que soit leur statut dans l’entreprise, gardien, simple employé ou cadre dirigeant. « C’est un socialiste », s’amuse Tomi Ungerer, surpris de voir le P.-D.G. déjeuner aux côtés des camionneurs qui ont convoyé ses œuvres depuis son fief irlandais. « C’est aussi un grand mécène. C’est le collectionneur qui m’a acheté le plus grand nombre de pièces. »
Dans l’entreprise, des visites guidées et des conférences sont organisées pendant la pause déjeuner. Les employés peuvent aussi emprunter des œuvres, conservées dans les réserves, pour les accrocher dans leur bureau, et en emporter certaines chez eux pour une durée de quelques semaines ou de quelques mois, contre versement d’un dépôt de garantie.
Le week-end, il n’est pas rare que les salariés de l’entreprise viennent en famille ou avec des amis visiter l’exposition du moment. « Les employés sont fiers de dire qu’ils travaillent chez Würth. Il ne fait aucun doute que l’art a aussi un retentissement positif sur la performance de l’entreprise et de ses salariés », observe le président du conseil de surveillance.
En 2001, Würth fait bâtir un nouveau musée à quelques kilomètres de son siège social : la Kunsthalle Würth de Schwäbisch Hall, desinée par l’architecte danois Henning Larsen. Le lieu est exceptionnellement situé au cœur de la ville, à l’écart des entreprises du groupe. Là aussi, l’accès aux expositions – « Picasso et l’Allemagne » est actuellement à l’affiche – est libre et gratuit. Au début des années 2000, la collection s’enrichit d’œuvres du XVe et du XVIe siècle. L’ensemble composé d’art ancien, auquel est venue s’ajouter en 2011 la Madone de Darmstadt de Hans Holbein le Jeune, est abrité dans une église désaffectée de Schwäbisch Hall, la Johanniterekirche.
Grand collectionneur, Reinhold Würth est aussi un négociateur redoutable, notent les marchands qui l’ont côtoyé, et un homme d’affaires avisé. La valeur de sa collection aurait quadruplé selon des estimations faites par des auctioneers. Mais là n’est pas l’essentiel à ses yeux.
Le patron a toujours pris très au sérieux le devoir social du propriétaire édicté par la Constitution de l’ex-République fédérale d’Allemagne (article 14). En 1987, avec sa femme Carmen, il a créé une fondation visant à promouvoir les arts, l’éducation et les sciences. La musique classique notamment, qui est un de ses hobbies à côté de la marche et du vélo qu’il pratique de plus en plus depuis qu’il a dû renoncer, récemment, à piloter ses avions.
1935 : Naissance à Öhringen dans le Bade-Wurtemberg, en Allemagne.
1954 : Prend les rênes de l’entreprise familiale.
1991 : Création du « Museum Würth » intégré au siège social du groupe à Künzelsau.
1994 : Reinhold Würth quitte la présidence du groupe. Sa fille Bettina lui succède.
2001 : Inauguration de la Kunsthalle Würth à Schwäbisch Hall.
2015 : « De Hockney à Holbein », grande exposition de la collection Würth au Martin-Gropius-Bau à Berlin.
2016 : Le groupe Würth possède et gère 15 musées en Europe.
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Reinhold Würth, portrait d’un entrepreneur collectionneur
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Consulter la biographie de Reinhold Würth
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°457 du 13 mai 2016, avec le titre suivant : Reinhold Würth, portrait d’un entrepreneur collectionneur