Art contemporain

Raphaël Zarka : « Mon approche du skate est très liée à Kurt Schwitters »

Par Mathieu Oui · L'ŒIL

Le 28 mai 2024 - 1434 mots

L’artiste Raphaël Zarka explique en quoi sa pratique de l’art contemporain croise sa passion pour le skateboard. Il cosigne une exposition sur le sujet à Sérignan.

Vous êtes, avec le directeur du Mrac, Clément Nouet, le commissaire de l’exposition « Fortuna » à Sérignan. Quelle en est la genèse ?

Il y a deux ans et demi, Clément m’a proposé un projet dans le musée autour de mon approche du skateboard. Je connais bien le Mrac (Musée régional d’art contemporain Occitanie-Pyrénées-Méditerranée) pour y avoir exposé, c’est un lieu que j’apprécie. Mais je n’étais pas intéressé par une exposition thématique. Un temps, j’ai pensé transformer mon troisième livre Free Ride. Skateboard, mécanique galiléenne et formes simples (éditions B42) en exposition, mais j’aurais eu l’impression d’un retour en arrière vers une question abordée dix ans plus tôt. Et puis, si la forme du livre correspondait bien à un projet de recherche, je n’envisageais pas une exposition en forme d’essai. J’aime en effet que la première approche des œuvres soit sensorielle, formelle. Même si je suis sensible à une recherche conceptuelle, celle-ci doit intervenir dans un deuxième temps. J’ai donc proposé à Clément qu’il trouve quelqu’un d’autre, mais il m’a répondu que je pouvais élargir sa proposition comme je l’entendais. Finalement, je n’avais jamais parlé de l’art comme moyen de rendre visible mon intérêt pour le skate… Par un jeu d’analogies formelles et processuelles, « Fortuna » fait écho à ce qui caractérise à mes yeux la pratique et les espaces du skateboard. Elle regroupe les œuvres de 25 artistes, depuis des figures historiques comme Sophie Taeuber-Arp (1889-1943) jusqu’à de très jeunes artistes comme Hyppolite Hentgen (duo formé en 2007), avec des pièces qui, pour les deux tiers, sont issues de collections publiques. Une autre spécificité est le rapport très direct à l’espace avec trois peintures murales créées pour l’occasion par Hyppolite Hentgen, David Tremlett et Nathalie Du Pasquier.

Comment entendre le titre de l’exposition, « Fortuna » ?

C’est une référence à la déesse de la chance ou du hasard dont l’un des principaux attributs est la sphère. Le carton d’invitation reproduit la photographie d’un Autel de la fortune constitué d’une sphère posée sur un cube. Ce petit monument réalisé par Goethe au XVIII° siècle, à Weimar, représente l’abstraction avant l’abstraction ou plus précisément deux rapports à l’abstraction : l’un plutôt classique, celui de l’immobilité du cube, et l’autre, celui de la sphère, plus baroque et lié au mouvement. Toute l’exposition se balade entre ses deux grandes figures géométriques. On retrouve dans le skate cette distinction entre le « street », autour de la ligne et de l’angle droit de la ville d’un côté, et la rampe de l’autre, qui se pratique dans des volumes courbes comme les piscines ou les tubes géants.

Pouvez-vous revenir sur votre parcours artistique ?

Ma formation est double : universitaire, avec un cursus à la Winchester School of Art (Royaume-Uni) puis aux Beaux-Arts de Paris, et l’autre, c’est ma passion pour le skate dès l’adolescence. Après mes études d’art, j’ai réalisé que celle-ci était très liée à la démarche de Kurt Schwitters (1887-1948), une approche à la fois construite, géométrique, mais avec l’usage de matériaux qui gardent les traces du processus. L’artiste dadaïste fabriquait ses œuvres avec des tickets de métro, des bouts de bois ou de métal qu’il trouvait dans la rue. Quand j’ai débuté le skate à l’adolescence, il n’y avait pas encore les infrastructures dédiées. Je pratiquais essentiellement le « street », qui consiste à rechercher des obstacles dans la rue. Je vois un lien entre Schwitters qui regarde au sol pour ramasser des objets, et les skateurs qui regardent également vers le sol pour transformer des marches ou des bancs en obstacles ou en pistes d’accélération. C’est une façon de reconfigurer l’espace par un autre œil, on pourrait même parler de lentille, pour le tester, le mettre à l’épreuve. Mon désir est de regarder le skate de cette manière plutôt que sous l’angle d’une imagerie culturelle qui flirte avec une pop-culture très riche mais à laquelle je n’ai jamais été sensible.

Votre intérêt artistique vous porte plus vers les formes ou l’espace urbain…

Oui, mais aussi les matériaux ou les procédures. Je cherche des objets existant dans le réel, pour en faire des répliques. Je pense aux piscines vides en Californie qui étaient utilisées par les jeunes skateurs. Au bout d’un moment, n’ayant plus accès à ces piscines, ils ont fabriqué des répliques pour en faire des spots de skate. Plus tard, ils vont mesurer les marches de tel lieu pour les refaire aux mêmes dimensions dans des skateparks. Dans mon propre travail, je fais ces allers-retours sans arrêt, entre des objets préexistants et des répliques, des reprises d’objets en transformant le matériau. Ces procédures, ce rapport au réel, sont induits par la pratique du skate.

Y a-t-il eu un déclic pour ce rapprochement entre votre pratique du skate et la création artistique ?

Je ne sais pas si on peut parler de déclic. Aux Beaux-Arts, je me sentais encombré par cette passion adolescente, je voulais m’en débarrasser. Elle m’avait permis de m’affirmer en rejoignant un groupe des skateurs, mais plus tard, cette identité me définissait trop. Je pense par exemple à ce slogan, « Shut up and skate » : ce n’était pas une pratique que l’on associait au bon élève, où à ceux qui aiment lire. Et puis, je me reconnaissais de moins en moins dans l’image véhiculée par les magazines ou par un film comme Kids (1995) de Larry Clark, que je détestais. Aux Beaux-Arts, j’ai donc essayé de couper le plus possible avec cette passion. Je n’en parlais pas, je n’avais pas d’amis skateurs. Ce n’est qu’après, en commençant à écrire, que j’ai réalisé que cela m’avait trop occupé durant toutes ses années pour n’être qu’une coïncidence. J’avais envie de l’analyser avec les outils appris pendant mes études artistiques pour poser certaines questions à cette pratique.

En 2003, an après votre sortie des Beaux-Arts, vous publiez l’ouvrage « La conjonction interdite. Notes sur le Skateboard » (éditions B42). De quoi s’agit-il ?

C’est un texte d’une quarantaine de pages qui aborde la question du skate comme jeu, et sa différence avec les autres jeux. Je suis parti de l’ouvrage de Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, publié en 1958, dans lequel le sociologue aborde les différentes manières de jouer. Il définit différentes catégories, la compétition, le hasard, la mimesis, le vertige, que l’on peut associer entre elles mais dont certaines sont antinomiques. Par exemple, la spécificité du skate ou des sports de glisse en général, c’est à la fois la recherche de vertige et la compétition, entendu comme un dépassement de soi. C’est ce que j’appelle une conjonction interdite.

Dans le livre « Riding Modern Art » (2017) qui réunit des images de skateurs pratiquant sur des sculptures, vous abordez le détournement des usages par le skate et l’appropriation des œuvres de l’espace public…

Cette question mérite d’être posée : quand on construit de l’art public, c’est pourquoi faire ? Comment l’artiste propose-t-il au spectateur de participer à son œuvre ? Beaucoup de gens ont été choqués par les photos de ce livre, on a parlé de vandalisme. Mais d’une sculpture à l’autre, dans l’espace public, le pire côtoie le meilleur. Parfois, un skateur sauve un projet artistique qui n’a jamais eu de sens ou très peu. Finalement, il montre que ces œuvres sont appréciées pour leur configuration spatiale, leur structure géométrique ou leur matériau. C’est un goût qui ne passe pas par l’œil mais par la pratique. Environ 10 % des artistes que nous avons sollicités ont refusé que des images de leur œuvre soient publiées dans ce livre. Nous avons laissé alors une page blanche, avec la légende correspondante. Certains refus étaient justifiés et peuvent se comprendre. Des sculpteurs ont pensé que donner un accord était une façon de consentir à un usage alternatif de leur sculpture. Cela peut aussi poser des problèmes en termes de restauration. Mais lors de la réimpression de l’ouvrage, quelques artistes ont changé d’avis et ont finalement donné leur accord pour publication.

Que pensez-vous de l’intégration du skate comme discipline olympique ?

Qu’il puisse s’envisager comme un sport, avec des athlètes et des compétitions, ne fait aucun doute. Mais d’un point de vue subjectif, ce n’est pas cela qui m’intéresse. Par contre, et c’est assez extraordinaire, cette entrée de la discipline aux JO (depuis 2020) a entraîné une vraie révolution en termes de parité. La discipline était très en retard sur la place des femmes ou la participation du mouvement queer. Aujourd’hui on voit le changement dans les clubs mais aussi dans la rue : les jeunes femmes sont très présentes et elles ont un niveau incroyable !

À voir
« Unconcrete [Skateboard] »,
exposition de François Bellabas et Benjamin Roulet, Lavoir numérique, 4 rue Freiberg, Gentilly (94), jusqu’au 18 août.
« Beware. Carte blanche à Ari Marcopoulos »,
Musée d’art moderne de Paris, 11 avenue du Président Wilson, Paris-16e, jusqu’au 25 août.
À lire
Riding Modern Art , Raphaël Zarka,
B42, 70 photographies noir et blanc, 152 p., 18 euros, en anglais.
À voir
« Fortuna »,
Mrac - Musée régional d’art contemporain Occitanie-Pyrénées-Méditerranée,146 avenue de la Plage, Sérignan (34), exposition collective jusqu’au 22 septembre.
« Cycloïde piazza »,
sculpture monumentale à skater de Raphaël Zarka, sur le parvis du Centre Pompidou, Paris-4e, à partir du 15 juin.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°776 du 1 juin 2024, avec le titre suivant : Raphaël Zarka : « Mon approche du skate est très liée à Kurt Schwitters »

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