Émirats arabes unis - Biennale

BIENNALE D’ART CONTEMPORAIN

Quel bilan tirer de la 15e Biennale de Sharjah ?

SHARJAH / ÉMIRATS ARABES UNIS

L’édition 2023 de la Biennale s’est muée en une ambitieuse célébration de son 30e anniversaire, tout en consolidant son statut de plus importante manifestation artistique du Moyen-Orient.

Rushdi Anwar, The Kingdom of Dust Ruled by Stones, 2023, vue de l'installation à la Biennale de Sharjah. © Danko Stjepanovic
Rushdi Anwar, The Kingdom of Dust Ruled by Stones, 2023, vue de l'installation à la Biennale de Sharjah.
© Danko Stjepanovic

Sharjah. Conçue à une échelle inédite avec plus de 300 œuvres de 150 artistes et collectifs, l’édition actuelle de la Biennale de Sharjah reconnaît l’héritage critique d’Okwui Enwezor (1963-2019), première personnalité non européenne à avoir été nommée à la tête de la Documenta (Cassel). Le titre de la Biennale, « Thinking Historically in the Present » (penser historiquement au présent), est une citation du célèbre commissaire d’exposition, disparu subitement en 2019 alors qu’il s’apprêtait à en prendre la direction artistique. C’est justement après avoir visité cette 11e Documenta en 2002 que Hoor Al Qasimi, présidente et directrice de la Sharjah Art Foundation, a reconfiguré en profondeur la biennale créée en 1993 par son père, l’actuel émir de Sharjah. L’hommage posthume fait au critique d’art d’origine nigériane est donc légitime, d’autant que les vingt dernières années de la Biennale (depuis sa 6e édition en 2003) ont véritablement porté la vision postcoloniale, collaborative et décentralisée d’Enwezor.

Le symposium March Meeting organisé tous les ans en mars depuis 2010 ajoute un solide ancrage intellectuel à la manifestation. Les quatre jours de conférence de sa dernière édition (du 9 au 12 mars) ont été largement consacrés à la contribution d’Enwezor avec de nombreux intervenants internationaux comme l’historien de l’art Terry Smith.

Un déploiement sur 19 sites

Ayant pris le relais de celui qu’elle considère comme son mentor, Hoor Al Qasimi a choisi de faire la part belle au dialogue dans un format déployé sur dix-neuf sites couvrant l’ensemble du territoire sharjahwi jusqu’à la frontière omanaise. Rappelant la configuration de la Documenta, ce parti pris est facilité par la variété et le volume spacieux des lieux choisis, à l’instar du Musée d’art de Sharjah qui expose des séries complètes de peintures et de photographies dans l’enfilade de ses galeries, permettant au visiteur de se plonger dans le travail de chaque artiste. Les sites désaffectés d’un ancien souk, d’une école primaire, d’une ferme et d’une clinique accueillent quant à eux des installations souvent in situ commandées par la Biennale.

Situé sur la péninsule Arabique entre le golfe Persique et l’océan Indien sur son flan est, Sharjah cultive cette double exposition géographique en s’ouvrant à tous les « pays du Sud » (Global South). Cela passe bien sûr par l’Afrique et l’Asie, mais également par l’Amérique latine et l’Océanie. Parallèlement aux origines des artistes sélectionnés, cette ouverture se matérialise visuellement à travers la récurrence de la cartographie que l’on retrouve notamment dans les œuvres de Varunika Saraf (Inde), Rushdi Anwar (Kurdistan d’Irak), Obaid Suroor (Émirats arabes unis) et Flavia Gandolfo (Pérou), ainsi que dans les installations topographiques ou paysagères de Wangechi Mutu (Kenya), Bahar Behbahani (Iran) et Maharani Mancanagara (Indonésie). Cette vocation méridionale ne tourne pas pour autant le dos à l’Occident. On note par exemple une certaine filiation avec la Biennale de Berlin de 2022 conçue par l’artiste Kader Attia. Ce dernier, tout comme Sammy Baloji (Congo), Nil Yalter (Turquie), Basel Abbas (Chypre) et Ruanne Abou-Rahme (États-Unis), ont participé aux deux manifestations. La présence de Mona Hatoum (Palestine, Royaume-Uni), David Hammons (États-Unis), Yinka Shonibare (Royaume-Uni, Nigeria), Steve McQueen (Royaume-Uni), Reena Saini Kallat (Inde) et Heri Dono (Indonésie) renforce le multiculturalisme de la Biennale ainsi que sa stature internationale.

Équilibre hommes-femmes

Omniprésent, l’inventaire du passé colonial aurait pu se transformer en une entreprise de diversion par rapport aux enjeux et défis actuels de la région, qui n’en manque pas. Mais la présence d’œuvres engagées comme Wonderland (2016), installation vidéo d’Erkan Özgen (Turquie) recueillant le témoignage d’un jeune réfugié syrien malentendant traumatisé par l’organisation État islamique, évite cet écueil. Le même constat peut être fait pour Threshold (2022, [voir ill.]), installation d’Hangama Amiri (Afghanistan, Canada) sur la déscolarisation des jeunes filles afghanes. On note par ailleurs un équilibre hommes-femmes parmi les artistes issus d’une quarantaine de pays, y compris pour la France représentée notamment par Philippe Parreno et Malala Andrialavidrazana, artiste franco-malgache installée à Paris. La Biennale décerne par ailleurs un certain nombre de prix dont les principaux ont été attribués à trois femmes : Bouchra Khalili (The Circle, 2023), Doris Salcedo (Uprooted, 2020-2022) et Hajra Waheed (Hum II, 2023). Le sous-texte queer de l’installation vidéo d’Isaac Julien Once Again... (Statues Never Die), 2022, est plus inattendu. La Biennale fait donc souffler un vent relativement progressiste sur Sharjah, émirat habituellement considéré comme plus conservateur que Dubaï et même Abou Dhabi, notamment du fait que la consommation d’alcool y est interdite. Le public local bénéficiait de la gratuité d’accès tandis qu’étaient organisés quasi quotidiennement des ateliers et performances artistiques pour petits et grands. Côté touristes, on constate l’effet des accords d’Abraham signés en 2020 avec la présence inédite de visiteurs israéliens.

Sharjah Biennial 15, Thinkhing Historically in the Present,
jusqu’au 11 juin, sharjahart.com

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°613 du 9 juin 2023, avec le titre suivant : Quel bilan tirer de la 15e Biennale de Sharjah ?

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