Ayant fait un certain bruit quand il a esquissé en 2003 une théorie sur l’art à l’état de fluide universel, ce philosophe engagé reprend son ouvrage pour en scruter les phénomènes.
Yves Michaud est un homme de passions au pluriel, parmi lesquelles compte celle du « bien manger », production éphémère entre toutes. Le philosophe, qui prépare trois ouvrages pour développer sa vision de l’esthétique, nourrit une grande estime pour Ferran Adrià. Le champion de la gastronomie chimique, qu’il a rencontré à Barcelone à l’occasion d’une exposition sur l’art et la cuisine, le seul grand chef à avoir été invité à la Documenta de Cassel (en 2007), en Allemagne, a puisé dans la science pour refonder son métier, tout en se proclamant « artiste ». Sur la plage perdue de Catalogne où il tenait sa table, ses repas, jusque dans leur cérémonial, s’apparentaient à une expérience sensorielle.
Voilà bien de quoi éveiller l’intérêt d’Yves Michaud, qui pense l’art d’aujourd’hui comme une « expérience », un mot qu’il répète à l’envi. Autrement dit, un foisonnement d’interventions, de concepts, d’attitudes ou même d’atmosphères, un brouillard orageux disputant la place à l’œuvre visuelle. À ce titre, il ne doute pas que « la gastronomie soit un art, un de ces genres qu’on a longtemps tenus à tort pour mineurs ». Elle pourrait être l’exemple même de « la vaporisation de l’art » dont il a voulu poser le diagnostic. Ainsi ne craint-il pas d’assimiler un épisode gustatif à « ces expériences totales qui fabriquent l’environnement quotidien ».
L’eau d’Hippocrène transformée en vapeur de hammam, rien d’étonnant à ce que l’architecture, le design, la pub, le tatouage, les sons ou la lumière, mais aussi bien le tourisme de masse, puissent se retrouver objets d’une réflexion à l’hédonisme assumé : en proclamant que « l’art est partout », il ne fait, dit-il, que renouer avec l’« éveil de tous les sens » déjà formulé par Rousseau. Il est allé jusqu’à consacrer sa prochaine publication, prévue en mars aux éditions Nil, à la vie nocturne d’Ibiza, prise comme un sujet d’anthropologie esthétique : une discothèque géante, la techno (l’auteur s’est intéressé tôt aux DJ), les étreintes de l’ecstasy et du sexe – encore un art très éphémère…
Esthétique du corps
Yves Michaud a le visage ensoleillé, les yeux pétillants, le sourire contagieux, un discours clair et empathique. Il affiche le teint hâlé, la silhouette athlétique et le cheveu blond en brosse d’un parachutiste, plus que d’un prof du Quartier latin. Manifestement, il passe un certain temps au gymnase à travailler l’esthétique de son propre corps. « J’ai tout fait à l’envers, raconte-t-il. Je me suis d’abord intéressé à l’art en amateur, et j’ai détesté l’esthétique universitaire. J’ai mis longtemps à produire cette notion de l’art comme «état gazeux». Je voulais en travailler les déclinaisons. J’ai trouvé des débuts de réponse depuis quatre ou cinq ans en fréquentant des colloques sur le tourisme en Catalogne, où il est question de façonnage d’expérience. J’ai passé du temps à trouver la formule, mais l’on peut dire aujourd’hui que l’on est passé de l’art comme expérience à des expériences qui sont de l’art. »
« Duchamp est parvenu à inscrire le geste dans l’art, reprend-il, et le geste se généralise. Au point que les artistes cherchent à se distinguer en reprenant des matériaux précieux. Damien Hirst oppose son crâne en diamants à la pissotière de Duchamp. En réalité, il n’y a pas de différence, tout objet peut s’inscrire dans un récit à peu près convaincant. Le ready-made est à tout le monde. » Ainsi tout ce qui compose notre environnement urbain pourrait-il s’adresser à cette « sensibilité diffuse ». Outre un ouvrage plus théorique, il a également entrepris une recherche sur le luxe, cette activité si « fragile » dont l’industrie parvient pourtant à cumuler 170 milliards d’euros par an de volume d’affaires, sans se laisser désarmer par la crise. Et même mille milliards, en incluant cette fameuse sphère des « expériences » et de leur « packaging » (les croisières par exemple). Un art sans matière, dont le modèle pourrait être les extravagances de Jean Des Esseintes, l’esthète languissant d’À rebours (1884) de J.-K. Huysmans. Ce qui ne signifie nullement, objecte le philosophe, que l’esthétique pourrait naître d’un non-vouloir. Il reconnaît en fait combien son concept, embrassant une myriade de phénomènes, peut se révéler « difficile à définir ». Il en scrute donc les effets, qui peuvent dans leurs meilleurs jours atteindre la métaphore poétique, et, dans les moins bons, se révéler « fumeux ». Barbara Kruger en « créatrice des soldes ». Decaux, rencontré à Marseille, proclamant : « L’artiste, c’est moi. » Un spectaculaire danseur devant le Centre Pompidou, dont la prestation l’a manifestement davantage ému que tout ce qui pouvait se passer à l’intérieur. Lequel, en digne héritier de la ménestrandise de Saint-Julien (1), s’est rebiffé en l’apostrophant : « Je ne suis pas artiste, je suis bateleur ! » Moyen aussi pour Michaud de relativiser « la sacralisation des espaces », lesquels ont quitté le champ de l’histoire pour se transformer en « outils de validation », et par-dessus tout sans doute le Centre Pompidou, qualifié de « mouroir ». Aujourd’hui, constate-t-il, « les musées servent à faire du tourisme ».
Philosophe du gai savoir
Ses goûts le portent vers des créateurs proches de l’abstraction et du cinétisme, dont il admire la simplicité des moyens. Sans surprise, on retrouve les ondes lumineuses d’Ann Veronica Janssens. Francis Alÿs, qui déplace des morceaux urbains dans des créations multiformes. Teresa Margolles, qui, travaillant à la morgue de Mexico, reprend les restes de cadavres. Mais il cite aussi Alain Clément, Vladimir Velikovitch, Claude Viallat, Toni Grand et des peintres qui ont en commun un amour de la couleur, souvent des rencontres nouées au soleil du Sud. « C’est vrai, j’ai découvert l’art contemporain dans le Midi dans les années 1970, avec les peintres de Supports-Surfaces, et j’aime la couleur, j’aime aussi l’art simple, je trouve très émouvant ces périodes comme celle des papiers découpés de Matisse. » Si le body art a eu ses faveurs, c’est plutôt du côté de la performance et de son apport à la danse.
Tous ceux qui l’ont croisé soulignent son extrême disponibilité, sa curiosité insatiable. À l’École nationale supérieure des beaux-arts [Ensba], il a été un directeur très apprécié. Le peintre et ancien professeur Jan Voss témoigne du soin qu’il mettait à faire le tour des ateliers. « Quand je lui ai écrit, il m’a tout de suite répondu et nous sommes restés en contact, raconte Yann Dumoget. Dans ce dialogue avec les jeunes artistes, il apporte beaucoup par son ouverture d’esprit. La plupart des historiens de l’art sont des spécialistes, qui nous ramènent à un microcosme, tandis que, chez lui, il y a cet intérêt pour tout. Contrairement à beaucoup d’autres penseurs de l’art contemporain, qui cultivent un style abscons, lui a un don pour mettre sa pensée à portée de tous. » Ceci dit, l’intéressé ne souhaite pas devenir un « critique d’art » à l’image d’un Pierre Restany, portant « la parole d’une génération – il faudrait tout voir, s’y consacrer tout entier ».
Yves Michaud prend aussi de son temps pour son engagement à gauche. Sur son blog, il chronique avec virulence la « débâcle » d’un sarkozysme qu’il assimile à une « voyoucratie ». Il s’est retiré sur la pointe des pieds de la campagne de Ségolène Royal et n’a pas cru bon de démentir la (fausse) information du Nouvel Obs selon laquelle il ferait partie d’un comité de soutien à François Hollande. Ce qui ne l’empêche pas d’apprécier les Valérie Pécresse ou François Fillon, ou encore de dénoncer la politique de la ville de Bertrand Delanoë. De Frédéric Mitterrand il garde le souvenir d’un homme pris dans « la séduction », mais guère à l’écoute. Il s’est félicité de la nomination d’Éric de Chassey, à la Villa Médicis, et a soutenu publiquement Nicolas Bourriaud pour l’Ensba. À ces exceptions près, il n’a pas de mots assez durs pour décrire la « nullité » de la technocratie culturelle, l’« académisation de la vie artistique », le manque de reconnaissance des artistes français à l’étranger, l’officialisation d’un art mondain et verbeux. « Pour moi, Sophie Calle, cet étalagisme sans aucune force poétique, c’est l’horreur absolue ». De toute manière, tranche-t-il, « l’État, c’est fini. Les véritables leviers sont à trouver du côté du privé, quand on sait que les ménages investissent 50 milliards d’euros chaque année dans la consommation culturelle et que le budget de la Culture dépasse péniblement les 7 milliards ».
Il se défend en même temps d’être un inconditionnel de l’image. Il a été frappé du sort de la Madone enceinte de Piero della Francesca, cette œuvre miraculeuse révérée par les amateurs et les jouvencelles toscanes, que le peintre avait réalisé pour le village de sa mère. La fresque a été détachée de la chapelle du cimetière de Monterchi, « sortie de son antre » pour être transférée, derrière une vitre de protection, dans une école désaffectée. Appelée à « regarder l’avenir, elle a perdu toute la simplicité de son passé », en se retrouvant dans un improbable musée. Le constat de cet auteur devant l’avalanche iconique peut ainsi sembler étrangement similaire à celui dressé par des historiens comme Marc Fumaroli, dénonçant cette « religion moderne », ou Jean Clair, y voyant un signe de son « hiver de la culture ». La frontière les séparant tiendrait, à son avis, du pessimisme et de l’optimisme, lui s’inscrivant résolument dans ce dernier camp. Jan Voss encore : « Il prend l’art très joyeusement, on pourrait parler de lui comme d’un philosophe du gai savoir. »
1944 : Naissance à Lyon, dans une famille de Résistants.
1964 : Entrée à l’École normale supérieure, avant l’agrégation de philo, qui le conduira à enseigner en France mais aussi à Berkeley.
1972 : Rencontre Alain Clément puis les artistes de Supports-Surfaces.
1986 : Rédacteur en chef des Cahiers du Musée national d’art moderne (jusqu’en 1990).
1989 : Directeur de l’Ensba (jusqu’en 1997).
1997 : Publie La Crise de l’art contemporain (éd. PUF).
2003 : Membre de l’Institut universitaire de France (jusqu’en 2009). Publie L’Art à l’état gazeux, essai sur le triomphe de l’esthétique (éd. Stock).
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Portrait : Yves Michaud, philosophe
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Abonnez-vous dès 1 €(1) Cette compagnie médiévale de violonistes et jongleurs s’est battue contre les musiciens compositeurs des académies royales. Graphiste new-yorkaise, Barbara Kruger a travaillé pour des magazines de mode et des agences de pub avant d’en dépecer les images dans ses tableaux. Decaux est le promoteur de panneaux publicitaires.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°363 du 17 février 2012, avec le titre suivant : Portrait : Yves Michaud, philosophe