Depuis soixante ans, Pierre Soulages décline une œuvre au noir paradoxalement lumineuse, surface idéale de projection du regardeur. Visite à l’atelier parisien.
Assis à contre-jour sur le rebord d’une table placée contre l’une des fenêtres de son atelier, tout habillé de noir comme à son accoutumée, un pied appuyé au sol, l’autre ballant dans le vide, voilà une heure bientôt que Pierre Soulages n’arrête pas de parler. C’est à peine si on ose l’interrompre tant ce qu’il raconte est passionnant et permet de revisiter les riches heures d’une histoire de l’art contemporain qu’il a vécues au quotidien depuis plus de soixante ans.
À 88 ans passés, Soulages affiche une rare présence. Celle d’un artiste qui n’a jamais fait partie d’aucune chapelle, qui n’a pas failli d’un iota par rapport à son engagement esthétique de la première heure et dont la renommée s’est d’abord construite aux États-Unis avant l’Europe.
Avec le souci qu’il a de restituer à l’histoire sa vérité, Soulages n’est pas peu fier de faire état – preuve matérielle à l’appui – de la préséance de sa démarche sur celle de Franz Kline auquel la critique l’a si souvent comparé. Il suffit de feuilleter avec lui le numéro d’Art international de mars-avril 1958 pour en prendre la mesure. L’article qu’y consacre William Rubin à « The New York School of Art. Then and Now » est illustré pour comparaison d’une œuvre de Soulages de 1947, faite de grandes zébrures noires, alors qu’à cette époque l’Américain en était encore à une figuration postcubiste. Démonstration faite.
Les toiles semblent impatientes de pouvoir jouer avec le soleil
S’il est natif de Rodez, c’est entre Paris et Sète que la vie et l’œuvre de Pierre Soulages se déroulent depuis plus d’un demi-siècle. Installé au deuxième étage d’un petit immeuble xviiie sis en lisière du Quartier latin, entre Maubert-Mutualité et Jussieu, l’atelier qu’il occupe à Paris est d’une grande sobriété et ses volumes, sans emphase, sont ceux-là même d’un bel et grand appartement. Ce matin-là où Soulages raconte ses souvenirs, le ciel est gris et la lumière tarde à y pénétrer. Pourtant les cinq grandes fenêtres qui rythment l’espace intérieur de l’atelier n’attendent qu’elle. De même les toiles de grand format que l’artiste a fait disposer par Dan, son fidèle assistant, contre les murs de l’atelier et qui semblent impatientes de jouer des effets de la lumière pour lesquels elles ont été faites.
Soucieux d’expliquer la nature exacte de son travail afin d’éradiquer tout malentendu, le peintre se lève tranquillement et se dirige vers une de ses toiles. « Le sens d’une peinture, dit-il en pesant ses mots, ce n’est pas sa matérialité. C’est sa réalité. » Et l’artiste d’y porter la main, d’en éprouver la matière épaisse, voire de tâter les bourrelets des lignes creusées en surface. Pour Soulages, il y a trop souvent confusion entre ces deux termes – matérialité et réalité – et c’est pourquoi il tient à préciser sa pensée. En écho à la formule de Maurice Denis affirmant qu’un tableau est « essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées », le peintre apporte alors comme un correctif : « …sur laquelle viennent se faire et se défaire les sens qu’on lui prête. » Sa profession de foi, dit-il.
Ce qui importe n’est pas de voir l’artiste à l’œuvre, mais l’œuvre
Debout devant sa toile, la tête haute, Soulages a tout d’un grand seigneur. Non seulement la stature mais la force de conviction. Quelque chose aussi d’un charisme naturel que corrobore une sorte de douceur tant dans le timbre de sa voix – qui ne manque pourtant pas de grave – que dans l’acuité de son regard. Sa façon de vouloir tout expliquer l’entraîne dans une cascade de propos qui permettent à ses interlocuteurs de rentrer plus avant dans son travail. « Trois éléments contribuent à faire une œuvre, poursuit-il en tendant successivement les trois doigts de sa main droite : le premier, c’est celui qui la réalise ; le deuxième, c’est la chose qu’elle est – la chose pas le signe, insiste-t-il de son index pointé ; la troisième, c’est celui qui la regarde. »
Toutes fraîchement recouvertes de peinture noire, deux grandes toiles en cours de séchage sont étendues à même le sol.
Chacune est traversée par une ligne raclée d’un coup sec qui vient en perturber l’impeccable planéité. Des jeux de moirures et de brillances en animent la surface tandis que d’autres parties sont complètement mates. On aimerait le voir appliquer la peinture, mais Pierre Soulages n’est pas du genre à se donner en spectacle. Il refuse qu’on le prenne en photo en train d’œuvrer, travaillant toujours dans une complète solitude.
Le moment de la création est hors du temps normé. Ce qui importe n’est pas de voir l’artiste à l’œuvre, mais bien l’œuvre elle-même. Peu importe la façon dont la matière picturale a été posée, ce qui compte c’est le choc émotif qu’elle est à même de produire sur celui qui la regarde. Soulages dit ne pas faire une peinture gestuelle.
Il n’est ni un expressionniste, ni un action painter. Ce qui importe, c’est ce qui se passe sur la toile, comment elle se construit au fil du travail de la succession des désirs et des envies du peintre. Des outils employés aussi, inventés ou non.
Pierre Soulages a toujours entretenu un rapport privilégié à l’outil. Il raconte qu’à l’âge de sept ou huit ans, il a été très impressionné par un tanneur, ami de son père, qui était en train de racler une peau de bête avec un couteau à décharner. Il y a vu là la force d’un geste ancestral qui l’a définitivement marqué. Soulages ne cache pas la fascination qu’a toujours exercée sur lui le monde des artisans, de même le Moyen Âge et la préhistoire. Il se flatte à juste titre d’avoir eu dès l’âge de seize ans son nom dans un musée, attaché à celui d’un archéologue, suite à la découverte qu’ils avaient faite de flèches et de pointes taillées conservées par celui-ci.
Question outil, le peintre en dispose de très nombreux qui sont soigneusement accrochés au dos de la porte d’un petit placard. Mais rien ne vaut ceux qu’il se fabrique comme ces brosses courtes faites de soies de porc qui lui donnent exactement le lignage souhaité ou ces espèces de racloirs dont il bricole l’emmanchement en fonction des nécessités du travail.
« Ce que je fais ne se réduit pas à un problème formel »
Pierre Soulages s’est assis dans un fauteuil. Sa silhouette noire fait écho à la toile qui se trouve un peu plus loin derrière lui, sans que l’une ne trouble visuellement l’autre. Chaque noir a sa valeur propre, comme il en est de chaque toile. Sur le mur qui fait face à l’artiste sont appuyées deux grandes peintures, chacune en forme de triptyque à la verticale. Au-dehors, le soleil s’est levé et la lumière maintenant pénètre l’atelier. Elle semble prendre un malin plaisir tant à glisser sur les surfaces peintes qu’à accrocher les bords accidentés des lignes raclées. Le peintre s’attache alors à faire observer que, puisque la lumière vient de la toile, c’est que l’espace de la toile est au-devant, ce qui est la marque d’un bouleversement essentiel des conceptions classiques de la peinture. D’autant que, dès lors, le regardeur est inclus dans cet espace.
« Ce que je fais ne se réduit pas à un problème formel », tient encore à préciser Soulages comme pour prévenir tout malentendu. Si les jeux de variation de la lumière avec lesquels il compose sont pour lui « une façon de marquer l’écoulement du temps », ses peintures n’ont d’autre destination que de pouvoir recevoir ce que chacun y investit. À l’instar de ces statues menhirs découvertes au musée de Rodez quand il était adolescent, d’une sculpture mésopotamienne conservée au Louvre qu’il aime aller revoir quand il en a le temps ou de ce tableau de Nicolas Poussin qu’il a longtemps pris pour une scène de moisson alors qu’elle renvoie à l’histoire de Ruth et de Boaz [voir L’œil n° 600].
L’œuvre au noir de Soulages procède de toutes sortes d’expériences et n’est adossée à aucune théorie. S’il dit qu’il ne savait pas où il allait quand il a mis ses idées en forme en 1948, il observe non sans satisfaction qu’elles ont traversé le temps et qu’elles ont résisté à toutes les vicissitudes de la modernité. Sans doute est-ce parce que – comme le lui avait dit Joseph Delteil au vu du choix du noir et blanc – il a pris « la peinture par les cornes ».
1919
Naissance de Soulages à Rodez.
1939-1945
Il travaille comme agriculteur près de Montpelier.
1946
De retour à Paris, il se consacre à la peinture.
1949
Première exposition à la galerie Lydia Conti. Soulages peint sur papier au brou de noix, à l’essence ou à l’huile.
1979
Passage à « l’outrenoir »”‰: un noir qui varie selon la texture et renvoie la lumière par reflet.
1996
Rétrospective du peintre au musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
2008
Projet de construction du musée Soulages à Rodez.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°601 du 1 avril 2008, avec le titre suivant : Pierre Soulages, la lumière dans le noir