Trempant invariablement son pinceau dans la couleur noire, le peintre Pierre Soulages a développé soixante ans durant un art cohérent, empreint de certitudes.
« La nuit aussi bougeait : les ténèbres s’écartaient pour faire place à d’autres, abîme sur abîme, épaisseur sombre sur épaisseur sombre. Mais ce noir différent de celui qu’on voit par les yeux frémissait de couleurs issues pour ainsi dire de ce qui était leur absence. » Ces phrases de Marguerite Yourcenar dans L’Œuvre au Noir (1968) semblent taillées sur mesure pour le peintre français Pierre Soulages. Rôdé à la pratique de la peinture comme à celle de l’entretien, l’artiste s’entête depuis soixante ans à regarder dans le noir. « Il s’affronte tous les jours au noir en pensant y trouver la lumière, observe Pierre Encrevé, auteur de son catalogue raisonné. Il a confiance dans ce matériau. C’est l’inverse du décoratif, du fauteuil auquel conviait Matisse. C’est fait pour vous empêcher de dormir et non pour vous endormir. » Concentré sur son travail, Soulages est un homme sans divertissement ni diversion, plus celte que méridional. Son œuvre se dérobe à la confession ou à l’anecdote. Elle n’emprunte pas plus à une quelconque mystique. Même lorsqu’il réalise les vitraux de l’abbaye de Conques (Aveyron), ce peintre cherche l’inconnu, au sens scientifique du terme, et non le sacré.
Succès précoce
Natif de Rodez (Aveyron), Soulages monte à Paris en 1938 pour passer le concours de l’École des beaux-arts, et le réussit. Faute de se reconnaître dans cet enseignement académique, il préfère retourner dans le Sud. Après un an de mobilisation, il s’inscrit aux Beaux-Arts de Montpellier. Pendant la guerre, pour échapper au service du travail obligatoire (STO), il devient vigneron et rencontre dans la propriété voisine l’écrivain Joseph Delteil. Celui-ci lui présente Sonia Delaunay, qui lui parlera d’art abstrait. En 1946, de retour à Paris, il exécute ses premières toiles abstraites, puis des peintures au brou de noix sur papier. « Ce n’était pas un refus de la figuration, explique-t-il, plutôt un élan vers quelque chose qui nous atteint indépendamment de la représentation. Je ne suis pas contre, mais hors. » Ami de Hans Hartung et d’Atlan, il n’en récuse pas moins l’étiquette d’« école de Paris ». « Je déteste ce terme, qui signifiait pour les Américains un style découlant du fauvisme ou du cubisme, poursuit-il. Cela désignait des gens comme Estève ou Bazaine, marqués par leurs grands aînés. Je ne me reconnaissais pas dans cette filiation-là. »
Soulages a bénéficié très tôt, dès 1948-1949, d’une reconnaissance outre-Rhin, puis outre-Atlantique, grâce notamment à James Johnson Sweeney, directeur du MoMA [Museum of Modern Art] de New York. « Sa peinture robuste, voire violente, est d’une certaine façon plus proche de celle de l’école de New York. Il utilise aussi de très grands formats, comme les tenants de l’expressionnisme abstrait », indique le critique d’art Michel Ragon. Adepte d’un art contrôlé, Soulages s’intéresse plus à la trace qu’au geste. Alors que les peintres new-yorkais se regroupent chez Sidney Janis, Soulages rejoint d’autres Européens chez Samuel Kootz. À partir de 1954, ce dernier vendra environ deux cent cinquante toiles aux États-Unis à une clientèle de grands musées, mais aussi à des réalisateurs comme Otto Preminger ou Billy Wilder. Le succès précoce de Soulages ne fut pas au goût de tous les Américains. Certains pointèrent une parenté formelle avec le peintre Franz Kline. « Ce qui pouvait ressembler à du Kline en 1948, je l’avais fait trois ans avant lui. Ça m’a agacé, mais je m’en suis remis », rétorque l’intéressé.
Tour d‘ébène
En 1979, Soulages saute à pieds joints dans une phase, d’abord baptisée « Noir Lumière », puis « Outrenoir ». « J’étais entrain de rater un tableau, je pataugeais dans un marécage de peinture noire », répète-t-il à l’envi. Dans ces « tableaux mono-pigmentaires à polyvalence chromatique », la lumière ne s’incruste plus par contraste, mais par reflet, sur une matière épaisse, agitée de stries. Si la comparaison avec Kline en reste au stade du faux procès, le travail de Soulages inspire d’autres parallèles, avec les œuvres noires ultimes de Mark Rothko, ou, en négatif, avec le blanc de Robert Ryman. « Il y a quelque chose d’aveuglant chez Ryman alors que chez Soulages on est porté par la lumière, objecte Alain Mousseigne, directeur du Musée d’art moderne et contemporain Les Abattoirs à Toulouse. C’est Rothko, mais pas le Rothko noir, morbide. C’est dans le travail de lumière qu’il lui ressemble. » On retrouve aussi une similitude avec les noirs d’Yves Klein ou les « Glossy Black Paintings » de Robert Rauschenberg réalisées dès 1951. Soulages n’est indéniablement pas le premier à user du noir à haute dose ! « Pour lui, il n’y a rien de plus ridicule que de penser qu’il faut être le premier, s’impatiente Pierre Encrevé. Il y a toujours eu un avant. L’essentiel, c’est ce qu’on en fait. » La peinture de cet ami de Claude Simon et de Nathalie Sarraute a souvent été associée à l’écriture du Nouveau Roman. Un rapprochement d’autant plus spécieux que l’artiste ne rencontre ces écrivains qu’à partir de 1980.
À tourner invariablement autour du noir, Soulages ne s’est-il pas enfermé dans une tour d’ébène comme d’autres dans leur tour d’ivoire ? « Il est allé droit vers ce qui lui semblait être son destin, défend le critique d’art Michel Ragon. Il n’a jamais eu de doutes sur son œuvre, mais je ne crois pas que le doute ait beaucoup handicapé Wagner ou Victor Hugo. Cela semble parfois inquiétant pour quelqu’un qui est pétri d’incertitudes comme moi. D’une soirée avec Soulages, on ne sort pas affaibli, mais en pensant que le monde n’est pas aussi incertain et fragile qu’il le semble. » À l’idée d’impasse ou de répétition, ses laudateurs oposent celle de variation. « Chaque tableau a une singularité, insiste Bernard Ceysson, ancien directeur du Musée d’art moderne de Saint-Étienne. Celle-ci condense l’œuvre, mais est autre chose, la clé d’autre chose qu’on ne peut décrire faute d’en perdre l’énigme. » Directeur du Musée Picasso d’Antibes, Jean-Louis Andral observe que « Soulages n’a jamais arrêté de se remettre en cause, d’essayer de comprendre, vingt ans plus tard, ses œuvres anciennes ». Le peintre se révèle assez rigoureux pour détruire régulièrement les tableaux qui lui semblent faibles.
Certaines toiles, inégales, échappent pourtant au filtre de son jugement. Peut-être parce qu’il orchestre sa carrière en solo. « Il s’occupe de toutes ses affaires, ne laisse rien au hasard, confirme Michel Ragon. Il préfère refuser les expositions ou même des textes qui peuvent être importants s’ils ne lui conviennent pas. » Ce fut le cas notamment d’un texte de Michel Butor ou de son exposition initialement prévue cet été à l’Espace Paul-Rebeyrolle à Eymoutiers (Haute-Vienne). « Soulages n’a confiance qu’en lui et en sa femme, ajoute un observateur. Il gère sa carrière en sous-préfet et les marchands sont ses administrés. » L’artiste répugne ainsi à laisser ses œuvres en dépôt chez les galeristes. « Un marchand défend d’autant mieux une peinture qu’elle lui appartient. Je n’aime pas les histoires ni les démêlés commerciaux », déclare-t-il. Cette attitude de rétention n’exclut pas une vraie générosité. Il a ainsi consenti à deux donations, l’une, en octobre 2005, de dix-neuf toiles au Musée Fabre à Montpellier, l’autre, finalisée en décembre de la même année, de cent peintures sur papier, vingt et une toiles et l’intégralité de l’œuvre imprimé à la Communauté d’agglomération du Grand-Rodez en vue de la création d’un musée en 2010.
Artiste de l’« establishment »
Après avoir été l’artiste le plus singulier de sa génération, Soulages s’est mu en monument de l’establishment. Une stature du commandeur, couronnée de lauriers décernés aussi bien par la droite que la gauche. Ainsi, il fut autant apprécié par Georges Pompidou que par l’ancien secrétaire général de la CFDT, Edmond Maire. « Les décorations, il n’y attache pas une grande importance, il ne les refuse pas, mais il ne les porte pas et ne s’en glorifie pas non plus. Il a refusé plusieurs fois d’être membre de l’Institut », précise Michel Ragon. Bien qu’il soit associé à un certain intellectualisme parisien, Soulages reste plus ermite que mondain. « Il se reconnaît absolument dans son travail, défend Pierre Encrevé. Il a une vraie proximité avec son moi profond, au sens proustien du terme, le moi qui fait l’œuvre, mais pas avec son moi mondain. » Toute la question est de garder le moi mondain à bonne distance…
1919 Naissance à Rodez. 1949 Exposition à la Galerie Lydia Conti, Paris. 1987-2004 Réalisation des 104 vitraux de l’abbaye de Conques. 1996 Rétrospective au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. 2000 Rétrospective aux Abattoirs à Toulouse. 2007 Inauguration de la salle Soulages au Musée Fabre, à Montpellier.
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Pierre Soulages
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°240 du 23 juin 2006, avec le titre suivant : Pierre Soulages