Art contemporain

Philippe Cognée au kaléidoscope

Par Amélie Adamo · L'ŒIL

Le 23 mai 2023 - 1059 mots

Deux dialogues avec la sculpture de Bourdelle et la peinture de Monet, à Paris, une exposition au Musée de Tessé qui appréhende son travail des années 1990 à aujourd’hui… La riche actualité de l’artiste nous fait redécouvrir le déploiement d’une pratique singulière de la peinture figurative.

Le corps de l’œuvre

Les débuts de Philippe Cognée dans les années 1980 – ce que l’on appelle la période africaine – sont marqués par une dimension très physique, très matiériste. Qu’il s’agisse de peinture et de sculpture, du travail de l’huile et du bois, son œuvre procède alors d’un caractère brut, granuleux, rugueux. Une gestuelle violente attaque le support, joue avec les traces laissées par l’outil, comme la hache ou la tronçonneuse. Il y a dans ce travail de la peau de l’œuvre, attaquée de manière frontale et brutale, une puissance primitiviste qui doit autant à l’Afrique, où l’artiste a vécu, qu’à l’art occidental, d’Antoine Bourdelle à Georg Baselitz, en passant par A.R. Penck. Puis, à partir de 1992, Philippe Cognée explore une voie nouvelle. La surface rugueuse se lisse par l’usage d’un nouveau protocole : la peinture faite de cire d’abeille et de pigments de couleur d’après photo, sur toile marouflée, puis son repassage au travers d’un film rhodoïd qui écrase la matière, la dilue, l’efface et brouille la netteté du sujet. Il y a une mise à distance gestuelle, par ce protocole. Mais la peau, le corps de l’œuvre est encore là. Tout comme demeure présent le corps de l’artiste, l’acte physique, son énergie, qui passe dans l’œuvre et produit une décharge sur le spectateur.

LES RUINES DU MODERNISME

Avec les années 1990, Philippe Cognée délaisse la fiction et la mythologie pour regarder le monde environnant. Il s’intéresse alors à la possibilité de faire un tableau à partir de sujets banals, triviaux, peu séduisants. Un regard porté sur le monde moderne, uniformisé, industrialisé, consumériste : une chaise, un frigo, un immeuble, un supermarché. Pas de narration, pas d’histoire racontée, juste quelque chose de frontal et d’évident. Sans nul doute, l’artiste a été nourri par la littérature de Michel Houellebecq dont le regard désabusé, à la précision scientifique, s’est porté sur des aspects techniques du monde industriel que l’on ne regarde pas forcément. Travaillant d’après des photographies prises dans son environnement proche, Philippe Cognée crée des tableaux dans lesquels le rendu réaliste du motif se désagrège. Comme ces tableaux d’Immeubles, dont il ne reste qu’une structure, un squelette. Ils apparaissent comme des espaces vidés de vie, spectres de fin du monde. À l’image de la cire fondue, c’est la ruine de nos hypermodernités, délitées, qui se donne à voir dans la peinture. Tout ce que l’on érige, que l’on accumule, au détriment de l’équilibre de la nature : peut-être que tout cela n’existera bientôt plus.

TRAVERSER LES PAYSAGES

Le thème du paysage est récurrent dans l’œuvre de Philippe Cognée. Originel, source de vie, en même temps que menaçant. Depuis le début des années 1990, l’artiste n’a eu de cesse de le réinventer en explorant divers traitements picturaux. De cette richesse plastique, l’exposition du Musée de l’Orangerie témoigne. Philippe Cognée y confronte trois grands paysages verticaux, des « Broussailles » inspirées de ses voyages en Namibie, qui contrebalancent avec les étendues horizontales de Claude Monet. Des paysages sombres, comme brûlés, sortes de ronces impénétrables, dans lequel l’artiste joue avec la matière, ses brillances, ses textures grasses et rugueuses. Dans un autre esprit, en continuité avec les forêts enneigées réalisées après un voyage en train en Suisse et qui se situent aux limites de l’abstraction, Philippe Cognée réalise une peinture monumentale inédite. Dialoguant avec l’œuvre de Monet, ce grand paysage enneigé fait écho aux vues de Giverny en hiver. La forêt, l’alignement des troncs droits, forment une grille frontale, verticale. Il faut se reculer pour qu’une image se forme, laquelle se dilue lorsque l’on se rapproche. Le motif disparaît, la peinture parle.

BEAUTÉ FANÉE

Roses, lys, amaryllis, tulipes, iris : les fleurs de Philippe Cognée ne cherchent pas la séduction, le décoratif. Elles fascinent comme elles repoussent, familières et inquiétantes. Elles sont des fleurs qui ont fané. À travers elles, l’artiste interroge les effets du temps qui passe sur le vivant. Il s’inscrit dans la longue tradition des vanités. Tels les maîtres hollandais qui, au XVIIe siècle, révélaient à travers les fleurs fanées, en bouquet ou en vase, le caractère éphémère de la vie, mais aussi la beauté et la luxure. Chez Philippe Cognée, le point de vue s’est resserré. Pas de bouquets ni de vases, pas de crânes ni de sabliers. Il zoome sur le motif. Une seule fleur par tableau, saisie en gros plan, à échelle monumentale, qui se détache de manière très frontale sur le fond noir. Le traitement plastique, du rendu des détails à la brillance des couleurs, joue l’ambivalence du sens. Entre la vie et la décomposition. Sexuelles et mortifères. Douces comme une chair veloutée et guerrières comme un être carnivore. Au Musée Bourdelle, à Paris, elles dialoguent avec les sculptures du maître, répondant à leur monumentalité et à leur côté mortifère, presque guerrier.

Soi et l’autre

Depuis le début des années 1990, où Philippe Cognée réalise d’après photographie des peintures figurant ses enfants en vacances, la question de la figure se pose dans l’œuvre de l’artiste. Tour à tour, au fil des ans, elle prend forme de manière individualisée ou anonyme. Ici, les autoportraits et les portraits de proches ou d’amis. Là, les foules démultipliées, denses, grouillantes comme des fourmis. Par le protocole lié à la fonte de la cire, l’artiste toujours joue sur l’effacement du motif, sa mise à mal. Il pousse l’image jusqu’aux frontières de l’abstraction. Il repousse la fascination, la séduction que peut exercer le modèle. Ce qu’il cherche ? Moins la beauté que la vérité. Le dérisoire aussi, comme avec l’autoportrait qui lui permet très librement de se moquer de lui-même. Bien évidemment, ces figures, comme tout dans l’œuvre, sont vanités. Entre présence et évanescence, elles disent le passage du temps, le caractère éphémère de la vie. Et l’urgence de tout cueillir, de tout sentir, de tout voir. Avant la poussière.

 

1957
Naissance à Sautron (44)
1982
Diplômé des Beaux-Arts de Nantes
2003
Première exposition personnelle à la Galerie Daniel Templon, qui le représente toujours
2023
Trois expositions, au Musée de Tessé au Mans, au Musée de l’Orangerie et au Musée Bourdelle, à Paris
« Philippe Cognée. Le réel sublimé »
jusqu’au 5 novembre 2023. Musée de Tessé, 2, avenue de Paderborn, Le Mans (72). Du mardi au dimanche, de 10 h à 12h30 et de 14h à 18h. Entrée libre. Commissaires : Françoise Froger et Philippe Piguet. www.lemans.fr
« Philippe Cognée »
jusqu’au 4 septembre 2023. Musée de l’Orangerie, jardin des Tuileries, place de la Concorde, Paris-1er. Tous les jours, sauf le mardi, de 9h à 18h ; jusqu’à 21h le vendredi. Tarifs : 12,50 et 10 €. Commissaire : Sophie Eloy. www.musee-orangerie.fr
« Philippe Cognée. La peinture d’après »,
jusqu’au 16 juillet 2023. Musée Bourdelle, 18, rue Antoine-Bourdelle, Paris-15e. Du mardi au dimanche, de 10h à 18h. Commissaires : Ophélie Ferlier-Bouat et Colin Lemoine. www.bourdelle.paris.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°765 du 1 juin 2023, avec le titre suivant : Philippe Cognée au kaléidoscope

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