L’art d’un Shonibare, d’un Fosso ou d’un Toguo est marqué par une puissance d’assimilation et de construction inconnue en Occident. Regard sur les œuvres.
Artiste et africain ? Rappelons, en critique ou en amateur, qu’une telle interrogation procède avant tout d’une production et d’œuvres, avant que des tentatives de définition ou d’analyse – à vue supérieure d’anthropologue, comme l’essai de Jean-Loup Amselle en donne l’étrange exemple (1). Question d’œuvres, donc, irréductibles à leur contexte et qui n’ont jamais sans doute tant circulé, d’exposition en catalogue, articulant réalités et imaginaires, production symbolique et questions – fussent-elles même identitaires. La diversité des stratégies esthétiques et artistiques qui s’y joue révèle une évidence aveugle : que l’Occident est très en retard sur la capacité d’assimilation, par rapport aux cultures « dominées ». C’est, gageons-le, ce caractère esthétique qui s’impose avec de telles œuvres : une puissance d’assimilation et de construction, de projection, à contre-pied de l’imaginaire restreint d’un art « premier », originaire. En quelques exemples...
Statuaire Tex Avery
Georges Lilanga inscrit son travail dans un héritage, celui de l’art des Makonde, et dans la capacité qu’a eue une scène locale, à Dar Es-Salam (Tanzanie), de se structurer à l’initiative des artistes dans les années 1970. Commercial, son art l’est certainement : on en achète on line, et les conditions de sa production sont celle de l’atelier. De la statuaire sur bois, il a gardé l’expressivité et un imaginaire fantastique, qu’il croise avec une efficacité pop dans les couleurs et le léché de ses surfaces, avec une « ligne claire » qui tient de Tex Avery et une composition rythmique très efficace. Qu’en est-il de l’ambition de message social de bon nombre de tableaux ? La réalité d’un art produit pour l’exportation trouve là une de ses ambiguïtés, qui pour autant ne le condamne pas. Il se fonde sur cette même ambiguïté qu’un Chéri Samba, venu de cette « peinture populaire » de Kinshasa – appellation qu’il considère aujourd’hui comme malheureuse. S’il partage avec un Moke, caustique « reporter de l’humanité » disparu en 2001, un regard édifiant sur son monde, Samba a déplacé l’enjeu de ses tableaux en chronique d’un monde élargi, à l’échelle de sa réalité d’artiste qui le fait voyager. La capacité de telles œuvres à se tenir sur des doubles échelles contextuelles est une de leur qualité forte.
L’entre-deux est évidemment une position riche : les figures de la contamination se retrouvent tantôt implicitement, tantôt très explicitement. Ainsi chez Yinka Shonibare, Nigérian de Londres, qui habille ses personnages tirés de scènes empruntées à la vie occidentale à l’aide de vêtements en tissu imprimé « africain ». Il manifeste plus que doublement ainsi la réversibilité des signes identitaires : on sait que le wax est un produit inventé par l’Europe, son africanité relevant d’une appropriation aussi récente qu’incontestable. Le travestissement, jeu sérieux, est une autre figure de contamination, avec Samuel Fosso ou Aimé Ntakiyika sous la forme du portrait de l’artiste en une chose qui n’est pas lui.
L’Afrique du Sud, scène constituée
Souvent d’ailleurs, la mise en scène de l’artiste par lui-même est une manière de remonter à l’histoire, d’incarner les interrogations : Tracey Rose (née en 1974) ou Thando Mama (né en 1977) ont ainsi montré des travaux qui parlent de l’identité (masculin/féminin, Blanc/Noir) à partir du théâtre très étroit de mises en scène spéculaires, usant de la vidéo comme d’un miroir. Ils viennent eux d’une des scènes les plus constituées, l’Afrique du Sud, qui reproduit à elle seule et avec une dynamique propre la diversité des réalités artistiques du continent : si Esther Mahlangu et sa peinture, à l’origine sur mur mais qui a trouvé sa place sur toile, demeure pour beaucoup du côté de l’ethnique, un Willie Bester, artiste engagé artistiquement et politiquement, répond sans conteste à des nécessités identitaires, avec une peinture et une sculpture au vocabulaire souvent brutal, à base de matériaux de recyclage. Témoin engagé, il est aussi un artiste reconnu et soutenu par un marché national et international. Quand bien même c’est une histoire commune, celle du pays de l’Apartheid qui y conduit, les figures de l’engagement sont nombreuses mais reposent sur de singuliers ressorts. Ainsi de ces deux photographes de génération très différente : David Goldblatt, né en 1930, Santu Mofokeng en 1956, dont la pratique passe par le photojournalisme et le documentaire. Ils ont construit par leur propre cheminement un regard sensible, où portrait et paysage touchent là encore à une double sensibilité : de l’histoire des leurs, ils tirent la nécessité d’un humanisme qui excède leur origine. Qu’un Kentridge et ses films d’animation, qu’une Jane Alexander et ses installations peuplées d’un bestiaire métaphorique viennent à leur tour d’Afrique du Sud, voilà qui devrait enfoncer le clou : les identités artistiques ne rendent jamais compte seulement d’identités tant géographiques qu’historiques, mais de passages, de déplacements.
Ainsi, métaphoriques ou vécues, les figures du voyage entretiennent les tremblements de l’identité : Barthélémy Toguo en a fait la matière de plusieurs de ses pièces, comme les performances regroupées sous le titre de « Transit ». Depuis, ses dessins et ses installations rendent compte d’un regard entendant se détacher de toute identité obligée qui excèderait l’individu en personne. Il réserve son attachement plus direct à l’Afrique à la mise sur pied d’une institution artistique qui, sous le nom d’Institute of Visual Art à Bandjoun au Cameroun, est destinée à montrer de l’art et à permettre le séjour d’artistes, africains comme occidentaux. Toguo est artiste et africain, comme Pascale Marthine Tayou, avec qui il partage une situation de vie entre ici et là-bas : mais plus encore que de l’artiste, Tayou se réclame du voyageur, permettant ce regard extérieur qui permet de tout voir, même son propre village, un regard d’artiste en train de construire cette chose toujours à venir qu’est l’art contemporain.
(1) Jean-Loup Amselle, L’Art de la friche. Essai sur l’art africain contemporain, éditions Flammarion.
À noter, la parution fin mai de L’Art africain contemporain, par Christophe Domino et André Magnin, éd. Scala, coll. « Tableaux choisis ».
« Une génération, voire deux, sont passées depuis “Magiciens de la Terre”? en 1989. La situation des artistes est déjà très différente : ainsi l’information sur les pratiques, sur les outils, leur est proportionnellement bien plus accessible aujourd’hui, même à ceux qui vivent loin des centres. La sélection d’artistes de Simon Njami [commissaire général d’“Africa Remix”?], concertée avec tous les partenaires d’“Africa Remix ”?, comprend quelques artistes qui ont participé à ”?Magiciens”?, souvent ceux qui ont eu la chance d’être soutenus dans leur évolution par la Collection Pigozzi, mais ils ne sont pas si nombreux. Les possibilités pour un artiste aujourd’hui de rejoindre un circuit artistique occidental sont bien plus nombreuses. Il y a donc toute une vague d’artistes, souvent venue des centres urbains, qui s’est intégrée au circuit, et c’est une chose importante. Ce qui n’a guère évolué à mes yeux en revanche, c’est la manière de prendre en compte les artistes qui ont un lien avec le religieux : selon l’expression anglo-saxonne, c’est toujours une affaire d’art “ethnique”?, donc à part de la scène artistique. Il faudra pourtant bien que l’on puisse envisager ces pratiques qui articulent souvent ancrages religieux et enjeux politiques, qui pour moi appartiennent complètement aux beaux-arts, des pratiques qui ne sont pas moins dynamiques que d’autres, y compris formellement. Toute une part de mon travail va dans ce sens à Düsseldorf, à Milan : mais il y a encore beaucoup à faire là, pour déplacer nos propres limites conceptuelles. » Jean-Hubert Martin a conduit « Magiciens de la Terre » en 1989 et la 5e Biennale de Lyon, « Partage d’exotismes » en 2000. Il est l’un des partenaires d’« Africa Remix » qu’il a reçue à l’automne 2004 au Museum Kunst Palast de Düsseldorf qu’il dirige. Il est aussi curateur au Padiglione d’Arte Contemporanea à Milan.
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Parcours d’artistes
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Abonnez-vous dès 1 €« Il était temps que Paris y revienne : depuis “Magiciens de la Terre“, c’est à l’étranger que l’art africain a été montré. Le projet d’“Africa Remix”?, avec un commissaire général comme Simon Njami, et un point de vue qu’il a forgé entre autres au travers de Revue Noire, était une nécessité pour donner une image de la multiplicité que représente aujourd’hui l’Afrique. Le titre “Africa Remix ”? rend compte de cela : en référence à la musique, bien sûr, mais aussi à la situation du continent, où se mixent des réalités incroyablement différentes, religieuses, sociales, culturelles… L’Afrique est un concentré des questions de la globalisation. L’exposition restitue cette complexité par le choix des artistes : un tiers d’entre eux vient du continent ; un tiers est issu d’une diaspora mobile, qui passe d’un monde à l’autre ; un tiers, d’origine africaine, vit dans des contextes occidentaux en se reconnaissant dans la référence à l’Afrique. De plus, nous avons choisi de représenter aussi l’Afrique du Nord, musulmane, mettant ainsi en commun les expériences de l’immigration, du déplacement, réalités partagées et culturellement très marquantes. Ainsi l’exposition réunit-elle des artistes de situations très différentes, appartenant à une génération active depuis une quinzaine d’années. D’où aussi la diversité des vocabulaires formels, avec des artistes capables de recourir aux pratiques de bricolage, de recyclage autant qu’aux langages artistiques occidentaux : vidéo, installation... Il ne s’agit pas de montrer un art qui imite le nôtre : je crois au contraire que la réalité d’aujourd’hui, c’est celle d’un devenir africain de l’art. Je me revendique d’un primitivisme qu’il faut enfin débarrasser de toute nuance péjorative, où je retrouve la puissance qu’ont les primitifs italiens dans notre histoire de l’art. » Conservatrice chargée de l’art contemporain au Musée du Louvre, Marie-Laure Bernadac est co-commissaire d’« Africa Remix » au Centre Pompidou.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°215 du 13 mai 2005, avec le titre suivant : Parcours d’artistes